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A non-government information service on Turkey
Un service d'information non-gouvernemental sur la Turquie

184


16e année - N°184
Février 1992
38 rue des Eburons - 1000 Bruxelles
Tél: (32-2) 215 35 76 - Fax: (32-2) 215 58 60
 Rédacteur en chef: Dogan Özgüden - Editrice responsable: Inci Tugsavul
 
"La situation des droits de l'Homme en Turquie doit
rester à l'ordre du jour du Conseil de l'Europe "

UN RAPPORT EUROPEEN SUR LA TURQUIE

    La situation des droits de l'homme en Turquie continue d'être l'une des préoccupations principales du Conseil de l'Europe. Récemment, le 20 janvier 1992, la Commission des question juridiques et des droits de l'Homme de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté un rapport détaillé exposant les violations des droits de l'homme dans ce pays membre et a, dans un projet de résolution, demandé aux autorités turques de prendre des mesures urgentes en vue de respecter les droits de l'Homme.
    Le rapport a été rédigé par deux rapporteurs, Mme Lentz-Cornette (Luxembourg, parti chrétien social) et Mme Baarveld-Schlaman (Pays-Bas, socialiste) suite à leur visite à la Turquie en juillet 1991.
    Ce rapport a également été pris note par la Commission des questions politique le 24 janvier 1992.
    Bien qu'il ait dû être débattu aux séances plénières de l'Assemblée parlementaire en février 1992, ce débat a, suite aux démarches pressantes des parlementaires turcs, été reporté à une date ultérieure. De plus, certains médias turcs ont qualifié le rapport d'"une nouvelle preuve de l'hostilité européenne à l'égard de la Turquie."
    Ci-bas nous reproduisons le texte légèrement abrégé du rapport sur la situation des droits de l'Homme en Turquie:

1. Introduction

    Plus de cinq ans se sont déjà écoulés depuis que l'Assemblée a adopté sa Résolution 860 (1986) relative à la situation en Turquie, dans laquelle elle a chargé ses "commissions des questions politiques et des questions juridiques de continuer de suivre attentivement l'évolution de la situation". En fait, depuis l'intervention militaire du 12 septembre 1980, ces deux commissions ont attentivement étudié l'évolution de la situation en Turquie. Leurs délégations et leurs rapporteurs se sont rendus à plusieurs reprises dans ce pays et ont présenté de nombreux textes que l'Assemblée a adoptés entre octobre 1980 (Recommandation 904) et avril 1985 (Résolution 840). Après l'adoption de la Résolution 860, la commission des questions juridiques et des droits de l'homme a continué de suivre de très près l'évolution de la situation des droits de l'homme en Turquie. Elle a examiné plusieurs communications de ses rapporteurs et procédé à des échanges de vues à leur sujet, et a tenu des auditions sur les droits syndicaux dans le cadre de sa mini-session à Istanbul, le 30 juin 1986, ainsi qu'une grande audition à Paris, le 7 septembre 1987, sur proposition de la Confédération européenne des syndicats. Elle a organisé une autre grande audition sur les droits de l'homme en général, à Paris, le 16 janvier 1990. A l'issue de cette audition, il a été décidé - avec l'approbation du Bureau - de charger les rapporteurs des deux commissions de se rendre en Turquie. Initialement prévue pour la fin d'août 1990, cette visite a été ajournée à plusieurs reprises en raison de la crise et de la guerre du Golfe. Elle a maintenant eu lieu du 21 au 28 juillet 1991.
    Nous avons rendu compte oralement de cette visite à nos commissions au cours de la partie de session de septembre 1991 et avons été chargés de leur soumettre un rapport écrit, à une date suffisamment rapprochée pour en permettre la présentation ultérieure à l'Assemblée, à sa partie de session de février 1992.

2. Notre visite officielle à Ankara, Diyarbakir et Istanbul

    2.1. Au cours de notre visite nous avons eu des entretiens avec M. Giray, M. Kalemli (ancien membre de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme.) et M. Seker, respectivement ministre des Affaires étrangères, ministre de l'Intérieur et ministre de la Justice, les ambassadeurs des Pays-Bas et de la CEE en Turquie, les membres de la délégation parlementaire auprès du Conseil de l'Europe, le vice-président de la Grande Assemblée Nationale, le président de la commission parlementaire des droits de l'homme (qui joue en quelque sorte le rôle d'un ombudsman investi de pouvoirs consultatifs), ainsi qu'avec plusieurs autres députés. Nous avons rencontré des professeurs, des journalistes, des représentantes d'organisations féminines et avons, lors de notre séjour à Ankara, visité la Fondation des droits de l'homme où des victimes de torture sont en traitement. Dans les trois villes nous nous sommes entretenus avec des avocats et des représentants nationaux et locaux de l'Association turque pour les droits de l'homme dont certains avaient été obligés d'effectuer un voyage de plusieurs heures par car pour nous rencontrer. Lors de notre séjour à Diyarbakir, nous avons eu une longue conversation avec le gouverneur général, chargé du maintien de l'ordre dans tout le sud-est de la Turquie où l'état d'urgence a été proclamé.
    2.2. Une rencontre avec le Président Ozal, prévue pour le samedi 27 juillet, a dû être annulée, le président étant hospitalisé pour un bref laps de temps.
    2.3. Au total, nous avons rencontré un nombre impressionnant de personnes que, par souci de concision, nous omettrons de mentionner nommément dans notre rapport. Certaines d'entre elles pourraient d'ailleurs préférer que leur nom ne soit pas révélé.
    ...
3. La situation politique

    3.1. Après son intervention en 1980 l'armée a procédé au rétablissement de la démocratie comme à une opération militaire. En fait, la démocratie a été rétablie comme prévu en 1983, après l'adoption par référendum d'une nouvelle constitution en 1982. Le parti de la mère patrie, qui venait d'être créé, est sorti grand vainqueur des élections législatives de 1983. Le mérite de ses succès et de sa victoire revenait en grande partie à son fondateur et chef de file Turgut Ozal. Alors que les anciens dirigeants et partis politiques étaient discrédités ou avaient été écartés de la vie politique, M. Ozal est apparu à une large fraction de la population turque comme l'homme qu'il fallait placer à la tête du pays. Homme charismatique, arrivé par lui-même, ne faisant pas partie de l'ancienne coterie politique, bénéficiant de la confiance de l'armée sans toutefois être son propre candidat et associant des idées islamiques traditionnelles à une approche pragmatique moderne, Ozal était l'homme avec lequel de nombreux Turcs pouvaient s'identifier. C'est incontestablement grâce à Ozal que le parti de la mère patrie a obtenu à la Grande Assemblée Nationale la majorité des sièges, et l'a conservée jusqu'aux élections législatives du 20 octobre 1991.
    3.2. Devenu Premier ministre en 1983, M. Ozal a succédé en 1987 à M. Evren à la présidence de la République. Même en qualité de président, M. Ozal est resté dans une très large mesure le chef de file de son parti au lieu de devenir un chef d'Etat impartial, s'abstenant d'intervenir dans la gestion quotidienne, se tenant au-dessus des partis et représentant la totalité de la population au plan national et l'Etat à l'étranger. On affirme que le népotisme d'Ozal l'a privé et a privé son parti d'une bonne partie de sa popularité antérieure. La politique de marché pratiquée par Ozal s'est soldée par une croissance économique rapide. Malheureusement son gouvernement s'est montré incapable d'enrayer l'inflation galopante, de réduire l'injustice sociale et de trouver des solutions appropriées aux problèmes toujours plus graves qui se posaient dans les provinces du sud-est (Kurdistan), problèmes qui seront examinés plus en détail dans le chapitre suivant.
    3.3. Les attributions et Ies pouvoirs du Président turc sont principalement exposés à l'article 104 de la Constitution de 1982, pour la rédaction de laquelle les auteurs se sont inspirés de la Constitution française. Mais les pouvoirs du président peuvent paraître plus impressionnants qu'ils ne sont en réalité et risquent d'être sensiblement réduits par un parlement hostile. Certains de nos interlocuteurs se sont déclarés préoccupés par les pouvoirs du Conseil national de sécurité. On se rappelera que c'est le Conseil national de sécurité qui a assumé l'ensemble des pouvoirs du gouvernement et de la Grande Assemblée Nationale en 1980. Le Conseil national de sécurité a incontestablement une importance plus grande que ne le laissent entendre les dispositions de la Constitution. Il est composé du Premier ministre, du chef d'état-major, des ministres de la Défense, de l'Intérieur et des Affaires étrangères, des commandants en chef de l'Armée de terre, de la Marine et de l'Aviation ainsi que du commandant de la Police militaire. Le Président de la République établit l'ordre du jour du Conseil national de sécurité, qui exerce des fonctions consultatives.
    3.4. Lors des élections générales de 1987, l'ANAP (parti de la mère patrie) a obtenu 64,9 % des sièges au parlement. Ce résultat est toutefois très méritoire, le système électoral étant très favorable aux grands partis politiques, et notamment au plus grand d'entre eux. Il existe par exemple un seuil de 10 %, et l'ANAP a obtenu ce nombre élevé de sièges avec 36,3 % seulement des suffrages exprimés. Après les élections générales du 20 octobre 1991, la répartition des sièges à la Grande Assemblée Nationale était la suivante:  Parti de la juste voie 178, Parti de la mère patrie  115, Parti populiste démocratique et social 88, Parti de la prospérité 62, Parti de la gauche démocratique 7.
    3.5. Lorsque nous nous sommes rendues en Turquie, la date des élections générales n'avait pas encore été fixée. On ne savait même pas avec certitude si ces élections allaient avoir lieu dans le cadre de la loi électorale en vigueur ou si celle-ci serait au préalable modifiée. A cet égard, nous exposons la situation en Turquie telle qu'elle nous est apparue en juillet 1991, au cours de notre séjour. Nous examinerons toutefois au chapitre 14 la situation politique nouvelle, issue des élections générales.

4. La situation dans le sud-est de la Turquie

    4.1. La région du sud-est de la Turquie, qui se compose de 11 provinces, a une frontière commune avec la Syrie, l'Irak et l'Iran. La grande importance stratégique et la fragilité de sa situation sont apparues plus nettement encore au cours de la crise et de la guerre du Golfe. La principale ville de la région est Diyarbakir, siège du gouverneur général chargé du maintien de l'ordre dans l'ensemble de la région. Celle-ci est très riche. Elle possède un certain nombre de matières premières et assure 95 % de la production pétrolière de la Turquie, encore que le revenu moyen des habitants n'y atteigne qu'environ la moitié du revenu moyen du citoyen turc. Un certain nombre de barrages ont récemment été construits pour accroître la production d'électricité. La population est composée de Kurdes qui sont à maints égards différents de la population des autres régions de la Turquie. Le peuple kurde a une vieille histoire et une civilisation et un folklore remarquables. On évalue à environ 12 millions le nombre des Kurdes dont beaucoup vivent dans d'autres régions de la Turquie, notamment dans les grandes villes de l'ouest.
    4.2. La langue kurde est une langue indo-européenne parlée depuis plus de 2.500 ans. Nombre de mots kurdes ressemblent à des mots néerlandais ou allemands. "Je suis heureux d'être Turc" était l'une des célèbres formules d'Ataturk. Sa politique et celle de ses successeurs consistaient à unifier la Turquie; le dénominateur commun de tous les peuples vivant en Turquie était la langue turque dans laquelle - était-il affirmé - tout pouvait être exprimé. Cette politique s'est traduite par l'interdiction de la langue kurde, et toute manifestation de l'identité kurde était sévèrement réprimée. Le conducteur d'un camion citerne, peint en rouge, jaune et vert - couleurs du Kurdistan - a ainsi été roué de coups par la police et s'est vu infligé une peine de prison de 6 mois. Jusqu'à une date récente ceux qui employaient la langue kurde s'exposaient à de lourdes peines privatives de liberté. Au printemps dernier, l'interdiction de parler le kurde en privé ou sur la voie publique a été levée mais il n'est toujours pas possible d'employer cette langue dans des réunions publiques, des édifices publics, à la radio et à la télévision, etc. L'emploi du kurde dans les écrits demeure entièrement interdit. Ainsi, lors de notre séjour, nous avons appris que la police avait fait obligation aux commerçants de Diyarbakir de retirer de leurs magasins toutes les indications en kurde. Lors de notre rencontre avec le gouverneur nous lui avons demandé pourquoi des cassettes de chansons kurdes avaient été confisquées. Il nous a répondu que c'était parce que l'impôt sur le chiffre d'affaires n'avait pas été acquitté.
    4.3. Devant le refus catégorique de reconnaître l'identité des Kurdes et le manque de tolérance à leur égard, le mécontentement, l'agitation et - depuis une date récente - la révolte grandissent. Nombre d'habitants de la région estiment que la politique du gouvernement central est injuste et méconnaît qu'un groupe restreint seulement prend effectivement les armes contre Ankara. Le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), parti marxiste initialement, est devenu de plus en plus agressif et violent. Dans la pratique, tous les actes terroristes commis dans la région le sont par des membres du PKK. Le gouvernement a répondu par une égale violence et des mesures de grande envergure, destinées à intimider la population qui a été contrainte d'évacuer d'importants secteurs le long des frontières et ailleurs et de se regrouper dans un certain nombre de villages. Les bergers ne sont plus autorisés à se rendre en montagne et sont ainsi privés de leurs sources de revenus. Un gardien de village a été nommé dans chaque village. Ce gardien, auquel un fusil est délivré et qui perçoit un salaire d'un million de livres turques du gouvernement central, a pour tâche de protéger le village contre le PKK.
    4.4. Dans ces conditions, on comprendra aisément que la région glisse lentement vers une terrible guerre civile qu'on pourrait encore éviter en accordant à la population un certain nombre de droits culturels et linguistiques et en permettant à la région de jouir de quelque type d'autonomie dans le cadre de la République turque. Un certain nombre d'Etats membres du Conseil de l'Europe, (le Danemark, l'Espagne, la Finlande, l'Italie, le Portugal, la Suisse, etc.) ont accordé une large autonomie à certaines de leurs régions et l'on ne voit pas pourquoi la Turquie n'en ferait pas de même au Kurdistan. Lors de notre séjour à Diyarbakir nous avons rencontré un grand nombre de personnes raisonnables et modérées qui réprouvent le terrorisme à la PKK et sont encore prêtes à accepter une telle solution pacifique.
    4.5. Malheureusement tout laisse présager une accentuation de la violence et une escalade du terrorisme, d'une part, et une réaction offensive des forces gouvernementales, d'autre part. Il ressort de statistiques fournies par le ministre de l'Intérieur qu'entre 1986 et juillet 1991, 437 membres de la police ou des forces armées et 576 civils ont trouvé la mort. En outre, les terroristes avaient enlevé 1.144 personnes, principalement des enfants.   Entre 1987 et juillet 1991, les forces gouvernementales, quant à elles, ont causé la mort de 1.273 terroristes.
    4.6. Il faut y ajouter un certain nombre d'exécutions non ordonnées par des instances judiciaires et pour lesquelles on ne dispose pas de chiffres. Par exemple, à minuit le 5 juillet 1991, trois semaines avant notre arrivée à Diyarbakir, M. Aydin, président du parti travailliste du peuple (HEP) et membre de I'Association turque pour les droits de l'homme, était enlevé par quatre hommes; le 8 juillet, il était retrouvé assassiné au bord d'une route, à quelque 60 km du lieu d'enlèvement. Selon sa femme, M. Aydin aurait reconnu ces hommes armés comme étant des officiers de police et les aurait accompagnés au poste de police pour y être interrogé. Le ministre de l'Intérieur a toutefois nié toute participation de la police ou de forces de sécurité quelles qu'elles soient. Avant d'être assassiné M. Aydin avait été traduit devant la Cour de sûreté de l'Etat à Ankara pour avoir prononcé un discours en kurde lors de la réunion annuelle de l'Association pour les droits de l'homme, en octobre 1990. Il avait purgé une peine d'emprisonnement de deux mois au titre de ce chef d'inculpation.
    4.7. Des milliers de personnes ont assisté aux funérailles de M. Aydin, le 10 juillet 1991. Lorsque la police a tiré sur la foule, trois personnes ont été tuées. De nombreuses autres ont été blessées par balle ou en sautant d'un mur, dans la panique créée par la fusillade. Durant et après ces incidents la police a arrêté plus de 350 personnes. Jusqu'à présent il n'a pas été établi qui est responsable de l'assassinat de M. Aydin et qui a donné l'ordre de commencer à tirer lors de ses funérailles.
    4.8. L'affaire Aydin n'est malheureusement qu'un exemple parmi d'autres. De nombreux autres incidents sont signalés. Le 18 juin 1991, la voiture d'un membre de l'Association pour les droits de l'Homme à Diyarbakir a été complètement détruite par une bombe cependant qu'une autre explosion démolissait le bureau local de l'association. Ces agissements et d'autres encore sont attribués à la police.
    4.9. Le PKK semble bénéficier du soutien de certains voisins de la Turquie, désireux d'encourager la subversion dans ses provinces du sud-est. On affirme que la Syrie entraîne sur son territoire des adolescents kurdes qui sont enlevés par le PKK puis reviennent sur le territoire turc comme guérilleros. Selon des informations récentes, le Gouvernement irakien armerait et approvisionnerait le PKK pour se venger de l'étroite coopération de la Turquie avec les forces alliées, durant la guerre du Golfe.

5. Liberté d'expression - Les médias

    5.1. La liberté d'expression est garantie par l'article 26 de la Constitution. Elle est toutefois soumise à un certain nombre de restrictions et de conditions qui correspondent - grosso modo - à celles énumérées à l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme. En vertu de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, que nous examinerons plus en détail ci-après, les délits d'opinion ont été supprimés, si bien que de nombreux journalistes ont depuis lors été remis en liberté. Certains d'entre eux étaient incarcérés depuis plus de dix ans. Dans son bulletin du 18 juin 1991, consacré à la liberté d'expression en Turquie, le Comité de surveillance de l'application de l'Accord d'Helsinki donne les noms de 21 journalistes remis en liberté mais le nombre effectif de journalistes initialement incarcérés pourrait être bien plus élevé. Le comité signale qu'en 1990 la liberté d'expression a été violée dans 294 cas, notamment par confiscation, interdiction ou autre censure de 98 numéros distincts de journaux et de revues. Au cours de la même année, des charges ont été retenues contre des journalistes dans 568 cas énumérés dans le bulletin, qui se fonde sur des informations fournies par l'Association turque pour les droits de l'homme. Dans 12 cas, des journalistes ont été roués de coups par la police qui a fait des descentes dans les locaux de sept journaux. Elle a aussi, à plusieurs reprises, immobilisé la presse typographique d'un journal. Officiellement il n'existe aucune censure en Turquie mais journalistes et rédacteurs en chef sont parfaitement conscients qu'il leur faut faire preuve d'une grande circonspection et s'imposer une autocensure rigoureuse s'ils tiennent à ce que leur activité ne soit pas entravée. Le nombre des incidents est tout bonnement trop élevé pour qu'on puisse dire que la presse est vraiment libre.
    5.2. Aujourd'hui, la radio et, surtout, la télévision jouent un rôle extrêmement important et la Turquie ne fait pas exception à cet égard. La radio et la télévision sont très étroitement contrôlées par l'Etat et le Gouvernement tire avantage de sa position dominante, comme l'a montré la récente campagne électorale où le parti de la mère patrie, ses dirigeants et les ministres qui en sont issus, se sont vus de toute évidence accorder un temps de parole bien plus long que les partis d'opposition.

6. Droits syndicaux

    6.1. Le droit de former un syndicat et d'être affilié à un syndicat et les droits des syndicats eux-mêmes sont énumérés dans les articles 51 à 54 de la Constitution de 1982. Ils ont été développés dans la loi relative aux syndicats et dans la loi relative aux conventions collectives, aux grèves et aux lock-out (lois n° 2821 et 2822 du 5 mai 1983). La Constitution turque et ces deux lois ont été traduites par le Conseil de l'Europe dans ses deux langues officielles et reproduites sous forme de documents de travail. Il ne nous a malheureusement pas été possible d'avoir aussi avec les syndicats des rencontres et des entretiens. Le présent chapitre n'a par conséquent pas été rédigé sur la base de nos propres constatations et expériences. 
    6.2. Au cours de l'audition sur les droits syndicaux, tenue à Paris le 7 septembre 1987, les membres ont reçu des informations sur le procès intenté contre la Confédération des syndicats DISK et ses dirigeants. L'Assemblée a toujours été préoccupée par ce procès, qui s'est ouvert devant le tribunal militaire d'Istanbul peu de temps après le coup d'Etat militaire de 1980. En fait, lorsqu'une délégation de l'Assemblée s'est rendue en Turquie, au début de 1982, ses membres ont assisté à une audience du tribunal dans ce procès collectif, qui s'est déroulé dans un centre sportif à la périphérie d'Istanbul. Ce n'est que le 23 décembre 1986 que le tribunal a rendu son verdict final. Il y a confirmé la dissolution de la DISK et de ses 28 organisations affiliées, confirmé la confiscation de leurs biens par l'Etat et condamné 264 de ses dirigeants à des peines de prison allant jusqu'à 10 ans. 1.209 dirigeants ont été reconnus innocents. Le président Bastürk, qui avait accompli une partie, mais non la totalité, de sa peine d'emprisonnement, a été provisoirement relaxé et autorisé à participer à l'audition où il a créé une forte impression. Vu que dans l'intervalle il avait été élu député à la Grande Assemblée nationale, il n'a pas été obligé de retourner en prison. Les critiques formulées à l'encontre du procès de la DISK visaient les tortures auxquelles ses dirigeants auraient été soumis, notamment durant la période de leur interrogatoire, de nombreuses violations du droit à un jugement équitable, le verdict lui-même qui était - du moins partiellement fondé sur des faits qui n'auraient pas été considérés comme criminels dans les autres Etats membres du Conseil de l'Europe mais l'étaient en vertu des dispositions du code pénal turc, lesquelles dataient de 1936, et avaient été reprises du code pénal de Mussolini. De surcroît, les personnes acquittées ne se sont vus accorder aucune indemnisation pour la période d'incarcération subie avant leur jugement.
    6.3. Lorsque la DISK a été dissoute en 1980, 29 syndicats qui exerçaient leur activité dans 24 secteurs différents de l'économie ont adhéré à cette vaste confédération qui représentait quelque 580.000 travailleurs. Au cours de la semaine qui a précédé notre arrivée, la Cour de Cassation a annulé les décisions des tribunaux militaires et déclaré que la DISK ne poursuivait pas de buts ni n'avait d'activités inconstitutionnels. Ses dirigeants ont été acquittés et la Confédération remise en possession de ses biens, évalués à environ 1,5 billion de livres turques (soit quelque 20 milliards de francs français). Le 9 septembre dernier, la DISK a repris ses activités.
    6.4. Les critiques élevées pendant et après l'audition de Paris et visant la situation juridique des syndicats peuvent être résumées comme suit:
    - l'article 52, paragraphe 1, de la Constitution fait interdiction aux syndicats d'avoir des "activités politiques". Cette disposition peut donner l'impression que les syndicats sont privés de leur raison d'être même. En revanche, l'article 37, paragraphe 2, de la loi relative aux syndicats dispose que les activités professionnelles des syndicats, entreprises en vue de la défense et de la promotion des intérêts sociaux ou économiques de leurs membres, ne doivent pas être considérées comme des "activités politiques" au sens de la Constitution. A interpréter ainsi la Constitution, les syndicats ont donc la faculté de remplir leur mandat conformément à leur mission spécifique, qui est d'améliorer la situation sociale et économique des travailleurs; 
    - la législation turque énumère d'une manière exhaustive et, partant, délimite les secteurs d'activité dans lesquels des syndicats et des associations d'employeurs peuvent être constitués (article 60 de la loi relative aux syndicats). Des millions de travailleurs, notamment les enseignants, les fonctionnaires et le personnel des organisations religieuses, sont ainsi privés du droit de créer un syndicats ou de s'affilier à un syndicat;
    - la disposition de l'article 14, paragraphe 14, de la loi relative aux syndicats, en vertu de laquelle il faut avoir accompli une période d'activité effective de dix ans pour pouvoir devenir dirigeant d'un syndicat;
    - l'article 12 de la loi relative aux conventions collectives etc., dispose qu'un syndicat n'est reconnu comme organe de négociation que si plus de 50 % des travailleurs de l'établissement considéré en sont membres;
    - les restrictions apportées au droit de grève (voir article 54 de la Constitution et article 25 de la loi relative aux conventions collectives etc.);
    - l'ensemble des restrictions apportées au droit de conclure des conventions collectives (articles 52 et 53 de la Constitution et articles 9, 11 et 12 de la loi relative aux conventions collectives);
    - les pouvoirs particuliers et étendus dont les autorités publiques sont investies pour contrôler et surveiller la gestion et les finances des syndicats. A maints égards, la législation turque relative aux syndicats va à l'encontre des dispositions et de l'esprit de la Charte sociale européenne et de certaines des conventions de l'OIT. Dans la déclaration qu'elle a faite lorsqu'elle a accepté l'article 25 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, la Turquie a déclaré qu'aux fins de la compétence attribuée à la Commission européenne des Droits de l'Homme, les articles 33, 52 et 135 de la Constitution devaient être interprétés comme étant compatibles avec les articles 10 et 11 de la Convention. Il y a lieu de rappeler que l'article 11 de la Convention garantit le droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres un syndicat et de s'affilier à un syndicat pour la défense de ses intérêts.

7. Garde à vue et détention préventive

    7.1. En Turquie, la torture (voir chapitre 8) serait surtout pratiquée au stade de la garde à vue. Aussi la durée de celle-ci et les conditions dans lesquelles elle se déroule, revêtent-elles une grande importance. Le délai de garde à vue a été ramené de 15 jours à 48 heures pour les individus soupçonnés d'avoir commis seuls un acte délictueux et de 90 à 15 jours pour les individus prévenus d'association de malfaiteurs. Ce délai de quinze jours peut être doublé dans les provinces du sud-est où l'état d'urgence a été proclamé. L'expression "délit d'association de malfaiteurs" s'entend de l'ensemble des délits qui sont commis par deux ou plusieurs personnes. Tout détenu doit être présenté à un juge avant l'expiration du délai de garde à vue. Théoriquement, ses avocats et ses proches jusqu'au troisième degré peuvent lui rendre librement visite durant cette période alors que les autres personnes doivent au préalable solliciter l'autorisation du parquet. Mais, dans la pratique, le détenu est entièrement gardé au secret. Le détenu peut recevoir la visite de son ou de ses avocats dont le nombre est toutefois limité à trois. Mais normalement il n'a pas d'avocat et, s'il en a un, celui-ci n'est pas obligatoirement informé de son arrestation. Même si l'avocat est ainsi informé, il peut ne pas être en possession d'une procuration écrite exigée par la police et comme il ne peut se rendre auprès de son client, celui-ci n'est pas à même de signer cette procuration. En outre, les détenus ne peuvent communiquer qu'en présence d'un officier de police, avec leurs avocats et leur famille.
    7.2. Il est évident que dans ces conditions tout peut arriver durant la garde à vue. Le cas d'une femme suisse âgée de 36 ans, arrêtée à Istanbul en mai dernier et détenue par la police à la prison de Gayrettepe, où le Consul général de Suisse lui a rendu visite, est révélateur à cet égard. Cette femme n'a manifestement pas osé informer intégralement le Consul général des conditions de sa détention. Ce n'est que par la suite qu'elle a signalé à son avocat qu'on lui avait fait des électrochocs et donné des coups sur la tête. [Tessiner Zeitung, 8 juin 1991]
    7.3. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme analyse actuellement les réponses des délégations parlementaires nationales, y compris la réponse de la Turquie, à un questionnaire sur la détention provisoire qui a été adressé aux Etats membres au début de 1991. Les données de cette étude comparative pourraient être extrêmement intéressantes et démontrer la nécessité d'adopter des critères européens communs en ce qui concerne la durée de la détention préventive, y compris la garde à vue, et les conditions dans lesquelles elle se déroule. Sur la base de ces données, il sera peut-être proposé d'établir un 11e protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l'Homme en vue duquel des travaux ont déjà été entrepris au sein d'un comité d'experts gouvernementaux pour les droits de l'homme.

8. Torture

    8.1. Depuis la fin des années 70 où Amnesty International a signalé pour la première fois que la torture était "générale et systématique", celle-ci constitue un sujet de vive préoccupation pour les membres de notre Assemblée. En fait, on peut la considérer comme l'un des principaux problèmes qui continuent de se poser aujourd'hui dans le domaine des droits de l'homme, en Turquie, ce que la quasi-totalité de nos interlocuteurs ont admis. Aussi la question de la torture nous a-telle paru constituer la question la plus importante lors de notre visite et l'avons-nous fréquemment et systématiquement soulevée dans le cadre de nos discussions. Mais encore que pratiquement toutes les personnes que nous avons rencontrées se soient déclarées opposées à la torture, nous avons constaté qu'elle leur paraissait souvent justifiée et concevable dans le cas de terroristes. Nous avons eu des conversations avec d'éminents hommes politiques, avocats et représentants d'associations de défense des droits de l'homme, qui se sont déclarés résolument hostiles à la torture. Outre qu'elle est inhumaine, immorale et illégale, ils se rendent compte qu'elle ternit l'image de marque de la Turquie à l'étranger, qu'elle risque de faire de la personne torturée un ennemi de l'Etat, qui cherchera par la suite à se venger, et qu'elle est peu fiable et inefficace en tant que méthode d'interrogatoire. Déjà la Cour constitutionnelle a indiqué que les déclarations faites à la police ne constituaient des preuves suffisantes.
    8.2. Etant donné que la torture serait surtout pratiquée dans les postes de police et les prisons, la durée de la garde à vue et les conditions dans lesquelles elle se déroule revêtent une importance capitale. L'Association pour les des droits de l'homme, qui compte de nombreux avocats en exercice parmi ses membres, nous a signalé que quelque 500 personnes étaient arrêtées chaque mois à Istanbul, et a estimé qu'environ 150 d'entre elles étaient soumises à la torture. Les méthodes employées sont simples et bien connues: volées de coups portés sur toutes les parties du corps, pendaison palestinienne et électrochocs. Le détenu peut être enfermé dans un pneu d'automobile usagé qu'on fera rouler comme un tonneau ou être forcé de se déshabiller et de s'étendre; de la glace sera ensuite placée sur son corps cependant qu'un ventilateur électrique dirigera un courant d'air sur lui.
    8.3. Nous avons appris que la torture procédait de passions et de traditions très profondément enracinées. Elle est considérée comme un acte de discipline, destiné à intimider le détenu, et comme une méthode d'interrogatoire. Elle participe d'une mentalité, du degré de respect que le fonctionnaire éprouve pour ses concitoyens. De nombreux Turcs estiment certainement qu'elle fait partie de la sanction pénale. Nous avons été informées que, d'une manière générale, un père turc, dont le fils est assassiné, s'attend, sinon exige, que la police torture l'assassin. Dans de nombreuses familles turques il est courant que la mari batte sa femme et le père ses enfants. Pourquoi la police n'agirait-elle pas de même avec les criminels? Il convient de préciser à ce stade qu'on ne se contente pas de torturer des hommes et que de nombreux cas sont signalés où des femmes sont également soumises à la torture. En fait, les femmes sont peut-être plus vulnérables que les hommes et, dans leur cas, plus nombreux et plus diversifiés les sévices et les humiliations susceptibles d'être infligés.
    8.4. La torture est interdite par la loi et par l'article 17 de la Constitution ainsi que par plusieurs traités internationaux auxquels la Turquie a adhéré. Des instructions ministérielles à l'usage de la police précisent certes que la torture ne saurait être tolérée mais ces instructions n'ont pas eu beaucoup d'impact et la torture continue d'être pratiquée, peut-être selon des méthodes plus subtiles et plus occultes que dans le passé.
    8.5. M. Kalemli, alors ministre de l'Intérieur, nous a informées qu'au cours de la période du 1er janvier au 15 décembre 1989, 508 plaintes relatives à la torture ont été soumises aux tribunaux turcs et que 15 officiers de police ont été condamnés à des peines d'emprisonnement. Entre le ler janvier et le 12 novembre 1990, 906 incidents concernant des mauvais traitements infligés par des agents de l'Etat ont été signalés à l'attention de la magistrature. Les tribunaux ont été saisis de 354 affaires. 32 fonctionnaires ont été reconnus coupables, et dans le cas de 450 fonctionnaires une procédure judiciaire est en cours.
    8.6. Les avocats et les défenseurs des droits de l'homme voient ces chiffres d'un oeil très sceptique. On a fait observer que les condamnations étaient pour l'essentiel des condamnations avec sursis et des condamnations conditionnelles et qu'un officier de police notamment après l'adoption de la loi relative à la lutte contre le terrorisme - était dans une position (juridique) bien plus forte que sa victime. Un policier prévenu de torture n'est ni arrêté ni même suspendu de ses fonctions et son cas est d'abord examiné par une commission de membres de la fonction publique. Au besoin, l'Etat prend à sa charge les honoraires de trois avocats chargés de le défendre. Il est évident que ces privilèges n'incitent aucun officier de police à s'abstenir de torturer un détenu, s'il en ressent le besoin.
    8.7. Lors de notre séjour à Ankara, nous nous sommes rendues dans les locaux de la Fondation des droits de l'homme, organisation privée qui traite les victimes de la torture. Nous avons été très impressionnées par ses activités. L'année dernière, la fondation a traité 40 victimes. Cette année leur nombre serait même plus élevé. Le 2 août dernier, la fondation a ouvert un autre centre à Izmir, en présence de M. Espersen, Président du Centre international pour la réadaptation des victimes de la torture au Danemark et membre de notre Assemblée.
    8.8. Que faire pour combattre l'affreuse pratique de la torture? La volonté politique, et du Gouvernement et du Parlement, constitue de loin le moyen de lutte le plus important. Parmi les mesures juridiques à prendre, il y a lieu de mentionner l'abrogation ou du moins la modification de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Il faut réduire encore le délai de garde à vue et adopter des mesures d'ordre pratique pour que la personne arrêtée puisse recevoir immédiatement la visite de ses proches, de son médecin et de son avocat. Après son arrestation, ladite personne ne devrait plus être interrogée par le même officier de police que celui qui a procédé à son arrestation.
    8.9. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants s'est rendue en Turquie du 9 au 21 septembre 1990 et du 29 septembre au 7 octobre 1991. Au cours de son premier voyage, le Comité a visité huit et au cours de son deuxième voyage douze établissements pénitentiaires, centres d'interrogatoire et quartiers généraux de la police. Malheureusement les informations recueillies par le Comité sont confidentielles, de même que les rapports établis sur ces visites, qui sont communiqués au seul Gouvernement turc. Nous espérons vivement que la Turquie suivra l'exemple de l'Autriche, du Danemark et du Royaume-Uni qui ont décidé de publier les rapports établis par ledit comité sur les visites qu'il a effectuées dans ces pays en 1990.

9. Peine de mort

    En novembre 1990, le nombre des crimes punissables de la peine de mort a été ramené de 29 à 16 énumérés dans le code pénal turc. Aucune exécution n'a eu lieu depuis 1984 et - par voie de conséquence heureuse - la Turquie pourrait remplir les conditions requises pour adhérer au 6e Protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l'Homme qui déclare abolie la peine de mort. Le fait que toute condamnation à la peine capitale doit être ratifiée par la Grande Assemblée nationale, qui dans le passé a beaucoup hésité à donner son accord, contribue incontestablement à cette évolution positive. La loi relative à la lutte contre le terrorisme (voir ci-après chapitre 10) dispose que l'ensemble des 25 condamnations à la peine de mort prononcées avant le 8 avril 1991 seront commuées en peines de 10 ou 20 ans d'emprisonnement en fonction de l'infraction commise.

10. La loi relative à la lutte contre le terrorisme

    10.1.Le 12 avril 1991, la Grande Assemblée nationale a adopté la loi n° 3713 pour lutter contre le terrorisme. Cette loi présente incontestablement plusieurs aspects positifs. Elle a commué toutes les peines de mort en suspens en peines d'emprisonnement et autorisé la libération conditionnelle de 43.000 sur 46.000 condamnés, dont nombre peuvent être considérés comme des prisonniers politiques. En même temps, les articles 141, 142 et 163 du code pénal ont été abrogés. Ces articles interdisaient les activités "visant à établir la domination d'une classe sociale sur d'autres classes sociales" ou "à renverser l'un quelconque des ordres économiques ou sociaux fondamentaux établis du pays", ainsi que les activités et la propagande communistes et antilaïques.
    10.2. La loi relative à la lutte contre le terrorisme a été violemment critiquée par des hommes politiques, des avocats et des organisations de défense des droits de l'homme comme l'Association turque pour les droits de l'homme, Amnesty International et le Comité de surveillance de l'application de l'Accord d'Helsinki. Ces personnes et ces organisations sont surtout préoccupées par la définition du terrorisme à l'article premier, laquelle est si générale, à leur avis, qu'il suffit que deux personnes quelconques insistent sur une modification du régime économique ou social pour qu'elles soient, même sans avoir commis aucun acte de violence, visées par son libellé. Il convient toutefois de mentionner l'avis exprimé par M. Ozbudun à la Conférence d'Antalya (3-5 octobre 1991) et selon lequel une lecture attentive de l'article montre à l'évidence que seuls relèvent de la définition du terrorisme les actes commis par recours à "la coercition, la force et la violence, l'intimidation, la contrainte ou la menace". Les activités pacifiques d'associations qui cherchent à faire évoluer le système social, économique ou constitutionnel ne sauraient par conséquent donner lieu à poursuites en vertu de la loi relative à la lutte contre le terrorisme.
    10.3. Ladite loi limite, dans le cas de personnes prévenues de terrorisme, le droit de consulter librement un avocat; et aggrave les conditions de détention et restreint les privilèges de tout terroriste dont la culpabilité est établie. Elle dispense les officiers de police qui ont recueilli les aveux de détenus de faire une déclaration sous serment au tribunal et rend plus difficile la condamnation d'officiers de police qui ont torturé des détenus. Elle limite de surcroît la liberté de la presse ainsi que le droit de réunion et de manifestation. Ceux qui critiquent la loi relative à la lutte contre le terrorisme estiment qu'elle est aussi restrictive que les articles du code pénal qu'elle tend à remplacer.
    10.4. Le terrorisme pose effectivement une grave menace à la population et à la République turques et s'accentue de toute évidence. Encore que la plupart des actes de terrorisme soient perpétrés dans les provinces du sud-est, les organisations terroristes restent également actives dans d'autres régions du pays. Certains membres de l'Assemblée se souviendront de M. Aksoy, ancien doyen de l'Ordre des avocats d'Ankara et membre de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, qui a été assassiné en janvier 1990, et il ne se passe guère une semaine sans que plusieurs actes terroristes soient signalés. Au moins 16 personnes ont ainsi péri le 16 août dernier lors de la célébration de l'anniversaire de la campagne d'indépendance du Kurdistan. Au cours de la semaine du 10 octobre, au moins cinq officiers de police ont trouvé la mort à Istanbul. (D'anciens) généraux et officiers supérieurs de police sont fréquemment victimes d'actes terroristes.
    10.5. Nous comprenons que la République turque soit tenue d'adopter des mesures efficaces pour se protéger et protéger sa population contre le fléau du terrorisme. Nous doutons toutefois que l'approche adoptée par la loi relative à la lutte contre le terrorisme soit la bonne. 

11. Les tribunaux

    Lorsque la loi est claire et complète, la tâche du juge consiste simplement à l'appliquer. Mais lorsque des textes de loi sont peu clairs ou incomplets, le juge est tenu de les "'interpréter", en d'autres termes de leur attribuer, si possible, le sens exact. Cette tâche risque d'être lourde de responsabilités et extrêmement difficile, et suppose de solides connaissances juridiques et du courage moral. On ne saurait évidemment généraliser, mais nous avons acquis l'impression que l'ordre judiciaire turc a bonne réputation, qu'il fonctionne bien et qu'il s'acquitte de son rôle si essentiel à la légalité et au respect des droits et libertés fondamentales. Certaines des instances supérieures ne craignent pas de rendre des décisions contraires aux voeux du gouvernement. Ainsi, au terme d'une procédure qui a duré onze ans, la Confédération des syndicats DISK a été jugée non illégale. En juillet dernier, la Cour constitutionnelle a annulé deux sections de la loi relative à la lutte contre le terrorisme mais a, en revanche, déclaré inconstitutionnel le parti communiste turc. Après l'abrogation des articles 141 et 142 du code pénal, tout donnait à penser que le parti communiste pourrait en définitive reprendre ses activités comme un parti politique normal. Mais la Cour constitutionnelle, estimant qu'il violait l'article 14 de la Constitution, a déclaré le parti communiste illégal.

12. La Turquie et la Convention européenne des droits de l'Homme

    12.1. La Turquie a ratifié la Convention dès 1954, mais nul n'ignore que la ratification ne peut prendre pleinement effet que si elle est accompagnée des déclarations prévues aux articles 25 (droit de requête individuelle) et 46 (juridiction obligatoire de la Cour européenne des Droits de l'Homme): à défaut de ces déclarations facultatives, l'exercice dans les pays des droits et libertés énumérés relève de la seule responsabilité des autorités nationales, sous réserve des requêtes interétatiques. Ces requêtes sont prévues à l'article 24, et les Gouvernements du Danemark, de la France, de la Norvège, des Pays-Bas et de la Suède se sont prévalus de la possibilité d'en présenter le 1er juillet 1982. Les gouvernements requérants ont fait valoir que six articles différents de la Convention avaient été violés entre le 12 septembre 1980 (date de l'intervention militaire) et la date à laquelle ils ont introduit leurs requêtes, qui ont été déclarées recevables par la Commission et ont débouché sur un règlement amiable le 7 décembre 1985. De nombreuses personnes ont incontestablement été déçues par cette issue. Mais le fait que le Gouvernement turc ait reconnu le droit de requête individuelle, le 28 janvier 1987, doit être considéré comme un résultat direct de cette issue. La reconnaissance, initialement faite pour une période de trois ans, a été renouvelée en 1990 lorsque la Turquie a également reconnu la juridiction obligatoire de la Cour européenne des Droits de l'Homme. Ce sont là des décisions extrêmement importantes et courageuses qui permettent aux citoyens et aux organisations privées turcs de saisir les organes de la Convention européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg de toutes les violations alléguées des dispositions de celle-ci.
    12.2. Malheureusement la déclaration par laquelle le Gouvernement turc a reconnu le droit de requête individuelle au titre de l'article 25 était assortie de plusieurs réserves qui visaient à limiter sensiblement les circonstances dans lesquelles de telles requêtes pourraient être introduites. La déclaration a été enregistrée par le Secrétaire Général qui a informé le Gouvernement turc que son enregistrement ne préjugeait aucunement la décision relative à sa recevabilité, qui devrait être prise par l'organe compétent, à savoir la Commission européenne des Droits de l'Homme. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme a analysé la déclaration avec l'aide d'un expert consultant qui, chose assez surprenante, a conclu à sa recevabilité.
    12.3. Dans sa décision du 4 mars 1991 la Commission des Droits de l'Homme s'est prononcée sur trois requêtes  introduites contre la Turquie et concernant des faits qui s'étaient produits à Chypre en juillet 1989. L'une des réserves formulées par le Gouvernement turc faisait état d'une restriction ratione loci en vertu de laquelle des requêtes ne pourraient être introduites qu'à raison de faits survenus sur le territoire auquel la Constitution turque s'appliquait. Réfutant cette restriction, la commission a déclaré que des violations commises ailleurs par les autorités turques pouvaient également faire l'objet de requêtes individuelles. De l'avis de la Commission, une restriction territoriale telle que celle dont le Gouvernement turc faisait état n'était par conséquent pas recevable. Cela n'est toutefois pas à dire que la partie restante de la déclaration turque est également privée de sa validité.
    12.4. Depuis 1987 plusieurs particuliers se sont prévalus de la possibilité d'introduire des requêtes contre la Turquie. Certaines de ces requêtes ont dans l'intervalle été déclarées recevables. Ainsi, le 10 octobre 1991,  la Commission a déclaré recevables les requêtes présentées par des membres du "Dev-Yol", qui soulèvent des problèmes au titre des articles 5 paragraphe 3 (durée raisonnable de la détention préventive) et de l'article 6 paragraphe 1 (durée raisonnable de la procédure pénale, jugement équitable devant un tribunal indépendant et impartial).  Le 11 octobre dernier, la  Commission a déclaré partiellement recevables les requêtes introduites par certains membres du  parti  communiste turc qui se plaignaient de violations des articles 6, 9, 10 et 11 rapprochés de l'article 14 (liberté de pensée, d'expression et de réunion pacifique) et de l'article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants).

13. Conclusions

    13.1. En sa qualité de membre du Conseil de l'Europe, la Turquie a des droits et des obligations en droit international. Le préambule et l'article 1er du statut du Conseil de l'Europe astreignent ses Etats membres au  respect complet et absolu des droits et libertés fondamentales. L'Assemblée a l'obligation d'appeler l'attention sur les violations des droits de l'homme - quel que soit le lieu où, en Europe, elles se produisent. S'agissant de la Turquie, l'on est fondé à nourrir de vives préoccupations, notamment au sujet de la situation dans les provinces du sud-est.
    13.2. Dans un passé récent, la Turquie a incontestablement pris un certain nombre de mesures positives en faveur des droits de l'homme. Ces mesures, qui ont été adoptées notamment sur le plan interne mais aussi sur le plan international,  sont énumérées dans le projet de résolution que nous présentons conjointement avec le présent rapport. Cela étant,  des motifs de préoccupation subsistent.  Certaines des mesures adoptées sont plus apparentes que réelles. Le terrorisme et la lutte contre la violence sont en voie d'intensification, et le pays est peut-être au bord de la guerre civile dans ses provinces du sud-est.
    13.3. Dans le projet de résolution nous formulons à titre indicatif un certain nombre de propositions qui, nous l'espérons, contribueront peut-être à améliorer la situation des droits de l'homme en Turquie. Bien entendu,  nous espérons vivement que ce que M.  Giray,  alors ministre des Affaires étrangères, a dit à une conférence de presse le 21 septembre 1991, se réalisera un jour: "La Turquie sera à la tête des pays qui n'ont pas de problèmes des droits de l'homme... Nous sommes sur le point de devenir un champion des droits de l'homme au-dessus de tout soupçon". Et d'ajouter qu'"au cours des huit dernières années Ankara a fait des progrès rapides en matière de droits de l'homme car elle fait  l'objet d'une surveillance suivie de la part du monde extérieur."
    13.4. Il semblerait que la police turque soit devenue de plus en plus arrogante et dédaigneuse de l'ingérence étrangère, en affirmant qu'il n'y a pas lieu de prendre celle-ci au sérieux vu que l'Occident a de toute manière besoin de la Turquie en raison de son importance et de sa situation stratégique.
    13.5. Notre Assemblée, organe politique, doit son autorité au fait qu'elle attribue la priorité la plus élevée au respect des droits de l'homme et de la démocratie parlementaire. Aussi voudra-t-elle maintenir son appui aux nombreuses forces démocratiques et progressistes qui, en Turquie, défendent sincèrement les droits et les libertés de l'individu. Pour ces raisons, nous recommandons que la commission des questions politiques et la commission des questions juridiques et des droits de l'homme de l'Assemblée continuent de faire figurer la Turquie à leur ordre du jour.

14. La nouvelle situation politique

    14.1. Comme suite aux élections générales, dont nous avons parlé au paragraphe 3.4, une coalition a été formée entre le parti de la juste voie et le parti populiste démocratique et social. M. Demirel, qui a été maintes fois premier ministre avant 1980 - où il a été évincé par l'armée - est redevenu premier ministre, et M. Inonu, vice-premier ministre. La coalition détient 266 des 450 sièges à la Grande Assemblée Nationale,  ce nombre étant toutefois insuffisant pour modifier la Constitution.
    14.2. Nous avons pris acte avec une vive satisfaction de la volonté de modifier  la Constitution ainsi  que des  nombreuses précisions extrêmement  positives  qui  ont  été  données,  dans  la  déclaration gouvernementale, sur des sujets à propos desquels nous avons manifesté une préoccupation particulière dans le présent rapport. Ces sujets sont notamment:
    - la réduction du délai de la garde à vue;
    - la formation de la police aux droits de l'homme et aux libertés;
    - le renforcement des droits des détenus de recevoir la visite de leurs proches et de leurs avocats;
    - l'élimination de la torture;
    - l'octroi aux personnes arrêtées du droit de refuser de faire une déclaration hors de la présence de leur avocat;
    - la  réduction des restrictions apportées aux droits des syndicats et des partis politiques;
    -  une plus grande liberté pour les médias;
    -  une plus grande autonomie pour les universités;
    - le  réexamen de la loi relative à la lutte contre le terrorisme.
    14.3. Qu'il  nous  soit  permis,  pour  terminer,  de  citer  le paragraphe 20  des  "principes  de démocratisations"  adoptés par  le nouveau gouvernement de coalition de la Turquie. Aux termes de ce paragraphe "les insuffisances, obstacles et limitations juridiques et pratiques auxquels nos citoyens se heurtent dans les domaines de la liberté d'expression, de la protection et de l'épanouissement de leur identité  ethnique,  culturelle  et  linguistique  seront  éliminés conformément à l'esprit de la Charte de Paris à laquelle la Turquie est partie et dans le cadre de l'intégrité nationale".
    Ce paragraphe pourrait annoncer le début de la reconnaissance de l'identité culturelle et de la liberté de la population kurde dans le sud-est de la Turquie.

Extraits du projet de résolution

    - La Turquie est un pays important, avec ses 58 millions d'habitants, et son économie en croissance rapide. Toutefois, la situation décrite ci-dessus préoccupe vivement l'Assemblée. Les provinces du sud-est souffrent d'un retard dans de nombreux domaines: développement économique, respect des droits de l'homme, etc. La situation s'y dégrade rapidement, au point de devenir inquiétante.
    - L'Assemblée note avec satisfaction la manière dont les droits de l'homme et les libertés fondamentales sont traités par le nouveau Gouvernement de coalition de la Turquie, dans sa proclamation, ainsi que par M. Cetin, ministre des Affaires étrangères qui, le 26 novembre 1991, a déclaré à ses collègues du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe: "Nous lèverons toutes les barrières légales et constitutionnelles entravant encore la démocratie et les droits de l'homme en Turquie".
    - Elle demande à l'Assemblée nationale et au Gouvernement de Turquie:
    i. de démontrer sa volonté politique de faire évoluer les mentalités au sujet de l'emploi de la force en général et de la torture en particulier;
    ii. de tout mettre en oeuvre pour empêcher la torture;
    iii. de revoir la loi de lutte contre le terrorisme du 12 avril 1991;
    iv. de réduire la durée maximale de garde à vue, d'améliorer les conditions de cette dernière et veiller à faire disparaître les obstacles juridiques et pratiques à la visite des personnes en garde à vue par leurs proches, leurs avocats ou leur médecin;
    v. d'améliorer la formation de la police;
    vi. de respecter pleinement l'identité, les libertés et les droits des populations kurdes du sud-est de la Turquie;
    vii. de lever les restrictions imposées aux syndicats.
    - L'Assemblée demande également à la Turquie:
    i. de suivre l'exemple de l'Autriche, du Danemark et du Royaume-Uni en rendant public le compte rendu des visites de la Commission européenne pour la prévention de la torture à Ankara, Diyarbakir et Istanbul, en septembre 1990 et en septembre/octobre 1991;
    ii. de réétudier, à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour européenne des Droits de l'Homme, les réserves exprimées lors de l'acceptation, et de son renouvellement, du droit de recours individuel en vertu de l'article 25 de la Convention européenne des Droits de l'Homme;
    iii. de s'attacher strictement au principe énoncé à l'article 6, paragraphe 2, de la Convention européenne des Droits de l'Homme que "Toute personne accusée d'une infraction est presumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie";
    iv. de mieux contrôler la police, et les commissariats de police;
    v. de mettre fin à l'état d'urgence dans les provinces du sud-est.
    - L'Assemblée appelle enfin la Turquie (et tous les Etats membres du Conseil de l'Europe qui ne l'ont pas encore fait) à ratifier les protocoles suivants de la Convention européenne des Droits de
l'Homme:

    i. n° 4, reconnaissant certains droits et libertés autres que ceux figurant déjà dans la Convention et dans le premier Protocole additionnel (1963; STE n°46);
    ii. n° 6, concernant l'abolition de la peine de mort (1903; STE n°114);
    iii. n° 7, portant addition de certains droits à la Convention (1904; STE n°117);
    iv. n° 9, permettant aux particuliers de saisir individuellement la Cour européenne des Droits de l'Homme (1990; STE n°140).  
 
Projet de directive

    - L'Assemblée est une entité politique qui doit son autorité à la priorité absolue qu'elle accorde au respect des droits de l'homme et de la démocratie parlementaire. Elle aimerait coopérer pleinement avec toutes les forces vives de la démocratie en Turquie, et avec ceux qui désirent sincèrement protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales. C'est pourquoi elle charge sa commission des questions politiques et sa commission des questions juridiques et des droits de l'homme de continuer à suivre les événements de près.
    - Elle invite en outre sa commission des questions juridiques et des droits de l'homme à poursuivre l'étude des conditions de détention préventive en Turquie, y compris du droit pour les avocats de voir leurs clients, et à lui soumettre ses conclusions dès que possible.

LES DEPUTES TURCS ONT VOTE CONTRE LES DROITS DES MINORITÉS

    L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a, le 5 février 1992, adopté une recommandation relative aux droits des minorités par 98 votes contre 31.
    Les votes des membres turcs de l’Assemblée démontent une fois de plus les contradictions du régime turc concernant la question de minorités. Alors que les députés du Parti de la Juste Voie (DYP), du Parti de la Mère-Patrie (ANAP) et du Parti du Bien-être votaient contre la recommandation, deux députés du Parti populiste social-démocrate (SHP), Ismail Cem et Ercan Karakas, ont voté pour; un autre député du même parti, Istemihan Atalay, s’est abstenu.
    Pendant le débat sur le projet de recommandation, Bülent Akarcali (ANAP)  s’est opposé au texte en termes suivants: “Dans le contexte actuel, je trouve la présentation de ce rapport un peu inopportune. En politique, il ne suffit pas de défendre les bonnes causes; il est nécessaire, voire impératif, de le faire au bon moment. Or je considère que ne n’est nullement le bon moment.”
   
    • L’histoire a constitué le continent européen en une mosaïque de peuples différents par leur langue, leur culture, leurs traditions et coutumes, leur pratique religieuse.
    Ces peuples sont tellement brassés, imbriqués les uns dans les autres, qu’aucun découpage territorial ne peut les circonscrire totalement et exclusivement. Les frontières étatiques héritées des deux dernières guerres mondiales n’y sont pas parvenues. Celles de l’avenir, quelles qu’elles soient, n’y réussiraient pas non plus.”
    Il ne peut y avoir dans un Etat démocratique de citoyens de deuxième zone: la citoyenneté est égale pour tous. La première et ultime garantie de cette égalité de droits et de devoirs découle du respect rigoureux des droits de l'homme pour les Etats et de leur ratification de la Convention européenne des Droits de l'Homme. 
    • A l'intérieur de cette citoyenneté commune, des citoyens qui partagent avec d'autres des caractéristiques spécifiques - d'ordre culturel, linguistique ou religieux notamment - peuvent cependant désirer se voir reconnaître et garantir la possibilité de les exprimer. 
    • Ce sont ces groupes partageant de telles spécificités à l'intérieur d'un Etat que la communauté internationale, depuis la première guerre mondiale, dénomme minorités sans que ce terme implique en rien une quelconque infériorité dans aucun domaine. 
    • Il est urgent de déboucher sur des décisions et engagements internationaux susceptibles d'être mis en oeuvre rapidement sur le terrain. Il en va de la paix, de la démocratie, des libertés et du respect des droits de l'homme sur notre continent.
    • Les différents organismes intergouvernementaux du Conseil de l'Europe devront bientôt donner leurs avis au Comité des Ministres lui permettant de conclure ses travaux sur le projet de Charte des langues  régionales et minoritaires. L'Assemblée est consciente de certaines faiblesses déjà relevées de ce projet. Toutefois ne voulant pas retarder sa conclusion, l'Assemblée recommande au Comité des Ministres de conclure ses travaux dans les meilleurs délais et de faire tout son possible pour une mise en oeuvre rapide de la Charte. 
    • L'Assemblée a pris note du mandat que le Comité des Ministres a donné au Comité directeur pour les droits de l'homme. Dans le cadre de ce mandat la proposition pour une convention sur les droits des minorités sera examinée. Toutefois, bien qu'elle contienne une définition remarquable des droits à garantir, la proposition de convention paraît faible sur le mécanisme de contrôle. Aussi l'Assemblée estime-t-elle préférable et urgent l'élaboration d'un protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l'Homme et elle se félicite du fait que le ministre autrichien ait soumis le projet d'un tel protocole à ses collègues lors de la réunion du Comité des Ministres du 26 novembre 1991. 
    • En outre, sans que cela puisse en rien remplacer l’élaboration d’un instrument juridique, l’Assemblée recommande l’élaboration et l’adoption rapide par le Comité des Ministres d’une déclaration définissant les principes de base concernant les droits des minorités qui font déjà l’objet d’un concensus international.
    L’Assemblée estime qu’une telle déclaration devrait servir de texte de référence pour juger des demandes d’adhésion au Conseil de l’Europe et pour fonder les prises de position du Conseil de l’Europe et les interventions de l’instance de médiation proposée ci-dessous.
    • Dans sa Directive 456 (1990) l'Assemblée a décidé de jouer un rôle de médiation et de conciliation dans les conflits mettant en cause des minorités chaque fois que la demande lui en sera faite. Pour renforcer ce rôle du Conseil de l'Europe l'Assemblée recommande au Comité des Ministres de doter le Conseil d'un outil de médiation approprié, associant les plus hautes autorités internationales et nationales compétentes. Cette instance aurait une triple compétence: 
        i. Observer et recenser: il s'agirait dune fonction d'observatoire permanent de l'évolution de la situation des minorités dans les différents Etats européens; 
        ii. Conseiller et prévenir: cette instance aurait aussi pour mission d'intervenir "à froid, avant toute dégénérescence conflictuelle, pour aider les Etats et les minorités à définir les règles de leurs rapports; 
        iii. Dialoguer et concilier: en cas de conflit ouvert, forte de sa caution internationale et de ses acquis, cette instance aurait vocation à rechercher sur le terrain les voies de la conciliation entre les parties en conflit et dune solution pacifique et durable aux problèmes qui les opposent.
    Eu égard à l’extrême urgence des mesures proposées, l’Assemblée demande au Comité des Ministres de mettre en œuvre cette recommandation avant le 1er octobre 1992.

RESTRICTIONS AUX DROITS DE L’ENFANT

    D’après Hürriyet du 27 décembre 1991, Le gouvernement d’Ankara a mis trois réserves à la Convention des Droits de l’Enfant, adoptée par les Nations-Unies. Ces réserves fait état des restrictions dans les droits des enfants appartenant aux minorités ethniques. Ces restrictions ont également été approuvées par la Commission juridique de l’Assemblée nationale.
    Les articles qui n’ont pas été adoptés par Ankara concernent:
    - l’utilisation dans les médias la langue des enfants appartenant à une minorité;
    - le développement de la culture d’origine,
    - la reconnaissance de l’égalité et la tolérance entre les enfants d’origine ethniques différentes.