Intervention d'Özgüden
Dogan Özgüden, après avoir remercié les associations organisatrices de
cette soirée et particulièrement Inci Tugsavul, Iuccia Saponara,
Elise Thiry, Mazyar Khoojinian, Catherine Périer et Mehmet Köksal pour
leur contribution à la réalisation de son livre, a fait l’intervention
suivante :
Comme disaient mes amis dans leur déclaration, la
parution de mon livre coïncide avec la célébration officielle du 50e
anniversaire de l’immigration turque en Belgique.
Un anniversaire dont l’inauguration a été faite il y a quelques
semaines en présence du premier ministre turc. Celui-ci exploite
actuellement chaque occasion pour se blanchir du scandale de corruption
dont fait l’objet son gouvernement.
L’accord turco-belge sur l’immigration date de 1964, mais ce mouvement
migratoire économique avait déjà commencé dans les années 50.
Une petite anecdote que j’ai bien détaillée dans mon livre, j’étais un
de ces migrants qui avait fait une escale à Bruxelles déjà deux ans
avant la signature de cet accord.
Mis sur la liste noire des propriétaires des journaux à Izmir en raison
de ma lutte syndicale, j’avais dû quitter la Turquie pour la première
fois en 1962 pour gagner ma vie à l’étranger.
Lors d'un séjour à Londres j’avais trouvé un travail bien rémunéré, en
Australie en tant que comptable mais j’ai dû renoncer à ce projet pour me
rejoindre immédiatement à l’organisation du premier parti socialiste de
mon pays.
Sur le chemin de retour : Bruxelles.
La chaussée d’Haecht n’était pas encore un village turc… Ce sont les
charbonnages de Wallonie et du Limbourg qui attendaient bras ouverts la
main d’œuvre turque pour la conquête du charbon.
Ma deuxième arrivée à Bruxelles, en tant qu’exilé politique, a eu lieu
juste après le coup d’état militaire de 1971, après avoir fui la
Turquie clandestinement avec un passeport de famille falsifié.
Les militaires nous cherchaient, Inci et moi, menacés de centaines d’années de prison.
Décidés à retourner au pays dès que la Résistance démocratique contre
la junte serait organisée en Europe, nous avons choisi de rester
clandestins en courant d’un pays à l’autre avec un passeport falsifié.
C’est suite à la dénonciation de notre présence clandestine au Conseil
de l’Europe que nous avons dû demander l’asile politique en Hollande en
1973.
L’année suivante, en 1974, que nous nous sommes installés en Belgique
pour lancer Info-Türk et d’autres activités socio-culturelles.
Mais toujours en semi-clandestinité…
Malgré le fait que nous sommes reconnus come réfugiés ONU et porteurs
de laisser-passer pour journalistes délivrés par le ministre belge des
affaires étrangères, la Sûreté de l’Etat et la Police des étrangers
ont, sous la pression du gouvernement turc, refusé pendant trois ans de
nous délivrer des titres de séjour et des permis de travail.
Dans ces conditions, grâce à la solidarité exceptionnelle de nous amis
belges (Julos Beaucarne, Jacques Bourgaux, Gisèle et Marcel Cröes, Marc
Brunfaut, Mateo Alaluf), nous avons développé nos activités
journalistiques et socio-culturelles.
Ces premières années 70 en Belgique, malgré toutes les difficultés,
font partie des pages les plus impressionnantes de ma vie d’exil.
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La vie d’exil !
En tant que fils d’une famille de cheminots, elle avait déjà commencé
en Turquie pendant les années de la 2e Guerre mondiale. Mes yeux
d’enfant ont observé et éternisé dans ma mémoire toute la souffrance
des paysans des steppes anatoliennes et des petites gens des quartiers
populaires des villes d’Istanbul, Konya, Ankara et Izmir.
Grâce à cela, quand je suis devenu journaliste professionnel, déjà à
l’âge de16 ans, ma ligne de conduite était bien tracée : Non seulement
journaliste d’opposition, mais également dirigeant du mouvement
syndical et de la vie associative de la presse et finalement un des
dirigeants du premier parti socialiste légal du pays.
Je me souviens toujours avec grande fierté de mes luttes, en tant que
rédacteur en chef du quotidien Aksam et de la revue Ant, pour la
justice sociale, pour les droits de l’homme et des peuples ainsi que
pour l’émancipation de mon pays de la soumission aux Etats-Unis.
Mon livre est plein d’anecdotes sur cette vie mouvementée sur mes
terres natales. Je n’entre pas dans ses détails dans cette courte
intervention.
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Je reviens à mon exil en Europe et notamment en Belgique.
Oui, à partir du lancement de la résistance démocratique en 1972, nous
avons eu la coopération des plusieurs mouvements de résistance des pays
opprimés sur trois continents. La campagne de solidarité avec le peuple
du Vietnam était à son zénith. En Europe, trois pays occidentaux
étaient encore sous la dictature fasciste : Portugal, Espagne et Grèce.
Maintenant c’était le tour de notre pays, la Turquie.
Je n’oublie jamais… Une des personnalités légendaires de la résistance
grecque était Maria Beckett qui nous a beaucoup aidés pour connaître les
rouages diplomatiques européens.
A notre première rencontre, nous nous sommes rendus compte que son
grand-père avait été tué par les Turcs et mon grand-père tué par les
Grecs pendant les Guerres balkaniques.
Après la France, la Suède, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et les
Pays-Bas, mon pays d’accueil définitif était la Belgique.
Dans ce pays, les travailleurs immigrés et exilés politiques en
provenance d’Espagne, du Portugal et de Grèce, avec les immigrés
italiens, étaient les piliers du mouvement progressiste belge, aussi
bien dans les syndicats qu’au sein des partis politiques.
Je me souviens des cortèges du 1er mai et des fêtes du Drapeau Rouge…
Les organisations progressistes espagnole, portugaise, grecque et
italienne étaient une sorte de force motrice de tous ces évènements.
L’immigration en provenance de Turquie, surtout après l’arrivée des
exilés politiques, essayait de s’adapter à cet élan internationaliste.
Les deux centrales syndicales belges, la FGTB et la CSC, ont accéléré
ce processus en mobilisant leurs affiliés en provenance de Turquie.
A cette époque-là, on ne parlait que de « l’immigration turque » sans
tenir compte du fait qu’une partie importante de ces travailleurs était
d’origine kurde.
Ce qui est malheureux, ces travailleurs kurdes, eux-mêmes, cachaient
soigneusement leur origine ethnique ou linguistique, en raison de la
répression nationale en Turquie qui visait également ses ressortissants
dans leur pays d’accueil.
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Sur la question d’immigration turque je dois faire un retour en arrière…
Comme je le disais plus tôt, avec les médias progressistes que je
dirigeais, nous étions très attentifs et critiques concernant la vente
de main d’œuvre de notre pays aux pays européens.
Pour les dirigeants de Turquie, c’était un bon débarras dans un pays
qui souffrait d’un chômage grave. En plus, ces travailleurs immigrés
étaient considérés comme une poule aux œufs d’or pour l’économie turque
souffrant de manque de devise.
En tant que journaliste et syndicaliste, j’étais souvent au bureau de
recrutement des travailleurs immigrés par le patronat allemand dans un
local dans le quartier Tophane d’Istanbul. Je me souviens, comment ces
enfants anatoliens étaient soumis nus à un contrôle médical afin de
vérifier s’ils étaient aptes à travailler dans les mines ou dans
l’industrie lourde.
Pour nous, tous ces travailleurs immigrés constituaient un régiment
d’avant-garde de la classe ouvrière de Turquie qui vont transférer à
leur pays d’origine non seulement leurs économies en devises mais
également la conscience et l’expérience ouvrière qu’ils gagneraient
dans les pays industrialisés comme l’Allemagne ou la Belgique.
Notre hebdomadaire Ant était la seule revue en Turquie qui informait
l’opinion publique turque sur ce côté de l’immigration et soutenait la
formation des associations progressistes des travailleurs immigrés
notamment en Allemagne.
Quand nous sommes installés en Belgique, nous avons programmé toutes
nos activités socio-culturelles pour que les travailleurs arrivés de
notre pays soient conscientisés rapidement et organisés dans les
organisations syndicales et politiques de la Belgique.
J’apprécie toujours les efforts de nos amis syndicalistes turcs au sein
de la FGTB et de la CSC dans ce sens. Pour soutenir leurs efforts, nous
avons édité leurs journaux en turc destinés à leurs affiliés turcs
ainsi que ceux des associations progressistes.
A cette époque-là, notre souci était d’inciter ces travailleurs
immigrés à s’intégrer dans la vie politico-sociale belge sans tomber
dans les manœuvres nationalistes ou fondamentalistes de l’Etat turc et
des associations faisant partie du lobby du régime d’Ankara.
L’appel commun des associations progressistes immigrées, toutes
nationalités confondues, Info-Türk compris, Objectif 82 était le point
culminant de cette lutte démocratique. Cette initiative revendiquait
également que les partis politiques fassent leur maximum pour éduquer
et responsabiliser ces nouveaux citoyens d’origine étrangère.
Malheureusement, les partis politiques belges n’ont pas répondu correctement à cet appel.
Deux coups mortels, l’un après l’autre, à l’intégration socio-politique des travailleurs immigrés venus de Turquie…
Tout d’abord, la junte militaire de 1980 a ordonné la perte de
nationalité pour les opposants de son régime à l’étranger avec la
confiscation de leurs biens en Turquie.
Plusieurs travailleurs turcs avaient acheté une maison ou un terrain
en Turque avec leurs économies après avoir travaillé péniblement dans
les charbonnages belges… Sous la menace de la perte de nationalité et
la confiscation de leurs biens en Turquie, ils se sont éloignés des
milieux progressistes pour assurer leur avenir.
En plus, la même junte militaire a pris une série de mesures pour
mettre les associations immigrées sous contrôle de l’Etat turc par le
biais de la Fondation des affaires religieuses à Bruxelles.
Quand la naturalisation des citoyens d’origine étrangère a été facilitée, le train était déjà raté.
Je ne veux pas entrer ce soir dans le vif du sujet, mais
malheureusement les partis politiques belges, au lieu de former ces
citoyens pour une intégration saine dans la vie politique belge, ont
recouru à toutes sortes de marchandage avec les associations au service
du lobby turc, ultra-nationalistes et fondamentalistes compris, pour
obtenir quelques votes de plus dans les communes à forte densité de
ressortissants turcs.
Pourquoi je raconte ceci ?
Beaucoup de monde a peut-être déjà oublié le saccage et l’incendie des
locaux kurdes et arméniens dans la commune de Saint-Josse.
Une commune qui est dirigée actuellement par un bourgmestre turc qui
avait revendiqué en 2006 la suppression d’un monument érigé en mémoire
du génocide arménien de 1915.
Cette soirée a commencé par la lecture d’une déclaration commune des associations issues des diasporas anatoliennes.
Je suis fier d’avoir connu les amis de toutes ces associations et
d’avoir fait une unité de force avec elles pour défendre la liberté
d’expression, les droits de l’Homme et des peuples non seulement en
Turquie mais dans tous les pays du monde.
Un aveu… J’étais en Turquie un des dirigeants des médias les plus progressistes, des syndicats et du parti socialiste.
Nous étions toujours solidaires avec le peuple kurde dans leurs revendications nationales.
Mais les revendications des peuples arménien, assyrien, ezidis, grec et
juifs n’étaient jamais à l’ordre du jour des mouvements les plus
progressistes.
L’idéologie kémaliste, héritière de Ittihad et Terakki, avait fort
conditionné mêmes les organisations et les personnes les plus progressistes
dans leur interprétation de l’histoire.
J’ai commencé à réfléchir à cette question aux premiers jours de ma
présence clandestine en Belgique, en 1971, quand un intellectuel belge
m’a posé une question concernant la prise de position du mouvement
progressiste turc sur la question du génocide arménien.
Oui, officiellement l’immigration turque a commencé avec l’accord belgo-turc signé en 1964.
Or, l’immigration venue de Turquie avait déjà commencé il y a un siècle après le génocide des Arméniens et Assyriens..
Heureusement, avec l’arrivée massive des exilés Kurdes, Arméniens et
Assyriens dans les années 80, nous avons participé à leur lutte pour
les droits de leurs peuples. Je suis fier d’avoir lutté avec
l’Institut kurde de Bruxelles, l’Institut Assyrien de Belgique et
l’Association des Arméniens démocrates de Belgique.
C’est après cet engagement que la haine du régime d’Ankara est devenue
plus agressive contre Inci et moi, contre les institutions que nous
avons mises sur pied.
La chaîne de télévision A2 allait diffuser le 3 janvier 1985, dans la
série "Résistances", un reportage intitulé “La Turquie sous la botte”.
Ils n’avaient pas pu trouver en France un seul Turc qui pouvait relever
le défi de témoigner.
Après mon intervention dans ce programme, le quotidien Hürriyet m’a attaqué à la une en me qualifiant de traître à la patrie.
Pas étonnant. Ce qui est étonnant, c'est que, à cause de cette émission, sous la
pression du gouvernement d’Ankara, le gouvernement français a interdit
mon entrée dans son pays. M. Mitterrand était le président de la
République. Le refus était catégorique, même quand sa femme Danielle
Mitterrand m’a invité à Paris pour une réuni ion sur les droits des
Kurdes.
La
déchéance de la nationalité turque: d’abord en 1983 avec des centaines
d’opposants en exil, ensuite la deuxième décheance 1988.
En 1995, quand j’ai critiqué l’organisation du festival Europalia pour
honorer la Turquie alors que des milliers de prisonniers d’opinon se
trouvaient dans les geôles, les médias turcs avec leurs collaborateurs
belges m’ont attaqué avec beaucoup d’insultes, mais le festival a
heureusement été reporté sine die.
Entre paranthèse : Europalia Turquie est à nouveau à l'ordre du jour.
Les festivités pour honorer la Turquie seront organisées en 2015, au
100e anniversaire du génocide des Arméniens et Assyriens, alors que le
régime d’Ankara maintient la négation de ce premier génocide du 20e
siècle.
Le plus scandaleux dans le passé est arrivé quelques années plus tard…
Déchu de ma nationalité turque, interdit d’accès en France en tant que
refugié politique, pour pouvoir me déplacer dans les pays européens en
tant que journaliste, j’ai demandé la naturalisation en Belgique.
Cette fois-ci, la sûreté de l’Etat a trainé l’aboutissement de cette
demande pendant cinq ans sous prétexte de « non intégration » dans la
société belge.
Le côté le plus ironique de cette affaire…
En tant que dirigeants d’une organisation d’éducation permanente,
Ateliers du Soleil, nous délivrions des attestations à nos élèves
d’origine étrangère pour témoigner de leur intégration et la quasi
totalité obtenait la naturalisation sans problème.
Quant à nous : niet… Car notre participation aux conférences de presse
des organisations des diasporas était considérée par la Sûreté de
l’Etat comme « activités subversive ».
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Le temps passe vite.
Depuis les menaces de lynchages lancées par certains médias turcs à
cause de mon soutien aux revendications concernant le génocide de
Dersim, l’Etat belge, grâce à l’intervention de notre ami Josy Dubié,
nous a mis sous protection.
Quelles surprises nous réserve l’avenir à Inci, à pour mes amis de diasporas et à moi-même?
Je souhaite terminer mon intervention en rappelant quelques lignes
de mes mémoires qui sont liées à une de nos activités principales
d’aujourd’hui aux Ateliers du Soleil : Lire et Ecrire.
Durant la guerre mondiale dans une petite station isolée et
fréquentée souvent par des soldats chargés du dépôt de munitions.
J’avais 7 ou 8 ans:
L’un des soldats, me voyant lire sous le préau du bâtiment de la gare, se planta près de moi et me dit :
- Bravo, tu lis aussi des livres.
- Non seulement des livres, mais des journaux et même des lettres répondis-je, en me vantant.
- Et tu sais aussi écrire ?
- Bien sûr, même la cursive...
- Pourrais-tu aussi écrire à mon village, en mon nom ?
- Pourquoi pas ?
J’allai dans le bureau de mon père chercher du papier et de quoi
écrire. Et celui-ci me dicta la classique lettre de soldat, qui
commençait par :
« Très honoré... » et se terminait par : « Salutations spéciales...», que je couchai sur le papier, de ma plus belle écriture.
Et puis, les autres soldats, ayant entendu ce qui se passait,
arrivèrent. L’un était de Thrace, l’autre de Diyarbakır, un autre
encore de Trabzon... C’était un défilé, qui pour faire écrire une
lettre, qui pour en faire lire...
Là-dessus, l’un d’entre eux, plutôt petit et chétif, dénommé Muhammed,
arriva avec un alphabet qu’il avait déniché on ne sait où.
- Peux-tu m’apprendre à lire et à écrire ?
- Bien sûr... De toutes façons, j’ai déjà l’expérience depuis l’école primaire de Kunduz...
En quelques semaines, celui-ci apprit à lire et à écrire. Les autres
soldats s’esquivaient souvent de leur tour de garde et participaient à
mes cours bénévoles de lecture et d’écriture.
Un jour, Muhammed reçut son ordre de transfert dans une autre unité.
Ce fut alors pour moi l’un des moments les plus émouvants de ma vie...
Au moment de son départ, il me prit les mains en m’appelant : « Mon
Maître ».
Nous nous séparâmes, les larmes aux yeux, moi, gamin haut comme trois pommes, lui, grand enfant.
Et encore quelques lignes de la fin de Journaliste « apatride » :
Mes pensées vont vers eux et tous ceux qui, en exil politique, ont
lutté et laissé leur œuvre derrière eux. Et aussi vers ceux, des
centaines de milliers, d’origines et de croyances diverses, que
l’Ottoman et l’Etat turc ont chassés de leur terre...
Arméniens, Assyriens, Kurdes, Grecs, Juifs, Ezidis…
Et les travailleurs turcs, les paysans turcs, arrachés à leur patrie
pour être vendus au capital européen à l’âge le plus productif de leur
existence ; leurs enfants, et leurs petits-enfants nés en Europe, amère
patrie.
Mes frères et sœurs de tous les peuples du monde.
Vous, les enfants de la “grande humanité” de Nazım Hikmet...
40 ans
d’exil, c’est pénible et difficile, quand on est seul.
Mais avec vous,
l’exil est beau ; avec vous, l’exil est porteur d’espoir...