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A non-government information service on Turkey
Un service d'information non-gouvernemental sur la Turquie


135

12e année - N°135
Janvier 1988
38 rue des Eburons - 1000 Bruxelles
Tél: (32-2) 215 35 76 - Fax: (32-2) 215 58 60
 Rédacteur en chef: Dogan Özgüden - Editrice responsable: Inci Tugsavul
 

630.000 personnes détenues, 76.316 poursuivies, 50.455 condamnées;
des milliers sont encore en procès devant les cours militaires ou de sûreté de l'état

 BILAN HONTEUX DE 10 ANS DE TERRORISME D'ETAT


    Une évaluation récente que nous  avons faite à partir de données provenant de diverses institutions officielles et de journaux, montre que le terrorisme d'état en application depuis la proclamation de la loi martiale en décembre 1978, jusqu'à la fin de 1987,a atteint des proportions scandaleuses.
    Selon le quotidien Cumhuriyet du 9 février 1988, les forces de sécurité ont incarcéré 630.000 personnes au cours de cette période de 10 ans. Parmi ces personnes, 200.000 ont été relâchées après un premier interrogatoire de la police et 105.000 autres après avoir été transférées dans les bureaux des bureaux des procureurs. Même après quelques jours de détention, ils avaient été victimes de la cruauté policière.
    Quant à 325.000 autres détenus, ils ont été l'objet de poursuites légales et gardés dans les établissements de détention militaire pendant des mois, au  cours des enquêtes menées par les procureurs. En vertu du code de la loi martiale, les procureurs militaires ont été autorisés à garder toute personne en détention sans mandat de la cour pour un période  allant jusqu'à trois mois. Pendant cette période, tous les détenus ont été soumis à la torture ou à des traitements dégradants.
    Suite à ces jours pénibles passés pendant l'enquête, 76.316 personnes ont été amenées devant des tribunaux, tandis que 250.000 personnes, reconnues "non coupables" avaient été relâchées par les procureurs. Sur les personnes inculpées, 61.461 ont été traduits devant des cours militaires tandis que seulement 14.855 accusés étaient transférés devant les tribunaux civils.
    Jusqu'à maintenant, 50.455 personnes ont été condamnées, dont 566 à la peine capitale et 49.889 autres à différentes peines de prison.
    Selon un communiqué publié le 18 avril 1986 par les quartiers généraux de l'état-major, les jugements rendus jusqu'au 29 février 1986 se distribuaient comme suit:
    480 peines capitales,
    693 emprisonnements à vie,
    973 peines de 20 ans de prison,
    2.502 peines de  prison de 10 à 20 ans,
    6.843 peines de prison de 5 à 10 ans,
     11.472 peines de prison de 1 à 5 ans,
    25.025 peines de prison allant jusqu'à  1 an.
    Depuis lors, pendant la période de 2 ans de "régime civil", 88 personnes ont été condamnées à la peine capitale et 2.381 à différentes peines d'emprisonnement.
    Presque la totalité de ces inculpés, à l'exception de ceux considérés comme susceptibles d'être condamnés à mort ou à la prison à vie pour violence politique, ont été condamnés en vertu des 141,142 et 163 du code pénal.
    Emprunté au code pénal de Mussolini de 1936 et rendus plus sévères par la suite, les articles 141 et 142 stipulent l'emprisonnement jusqu'à 20 ans pour organisation ou propagande marxiste. L'article 163 ordonne de condamner à une peine de prison tout qui   enfreint le principe de sécularité (séparation des affaires d'état et de la religion).
    Un autre article du code pénal turc, le n° 140, concerne les opposants au régime à l'étranger. Des milliers de personnes ont été sommés de retourner en Turquie afin d'être jugés devant des cours militaires  en vertu de l'article 140 qui stipule des emprisonnement allant jusqu'à 20 ans pour activités contre l'état à l'étranger. Environ 14.000 personnes à l'étranger ont été privées de la nationalité turque  pour ne  pas s'être rendues.
    L'un des aspects étonnants des 10 années de terrorisme d'état  est que, selon  le n° 1402 du code de la loi martiale adopté le 19 septembre 1980, les tribunaux de la loi martiale ont été autorisés à augmenter les peines de prison d'un tiers ou de la moitié. Cekla signifie qu'un inculpé traduit devant une cour militaire peut être condamné à une punition plus lourde que celle de n'importe quel inculpé qui est condamné pour le même acte dans un tribunal civil. Si cette loi pouvait être annulée, nombre de prisonniers politiques condamnés par des tribunaux militaires seront immédiatement  relâchées. Mais d'après l'article 15 provisoire de la constitution, toute loi ou décret adopté par le Conseil de la Sûreté Nationale (junte militaire) ne peut être annulé même par l'assemblée nationale.
    Une autre pratique exceptionnelle a été la condamnation de nombreux inculpés  à de lourdes peines de prison complémentaires allant jusqu'à 20 ans, seulement pour les mots qu'il ont prononcé soit pendant l'interrogatoire soit dans le texte de leur défense. Rien qu'à Istanbul, trois tribunaux militaires ont condamné 87 inculpés à des peines de prison complémentaires  de 555 ans, 3 mois et 126 jours au total.

 PRATIQUES TERRORISTES DU MOIS PASSE

    Cinq ans après le soi-disant "retour à la démocratie", toutes sortes de pratiques antidémocratiques telles que l'arrestation de militants politiques, la torture, des procès en masse, la condamnation à de lourdes peines de prison, la persécution des intellectuels, l'interdiction et la confiscation de publications, la privation de la nationalité turque pour les opposants au régime, continue comme avant en Turquie.
    De plus, en dépit de la levée de la loi martiale, de nombreux procès de masse ouverts pendant la juridiction militaire sont toujours en cours devant les tribunaux militaires. Principalement, 1909 membres supposés de la Dev-Yol sont jugés devant trois tribunaux militaires à Ankara, Adana et Erzincan, 1374 membres supposés de la Dev-Sol, 335 du MLSPB i, 376 du TKP-ML et 197 de l'unité d'action (EP) devant le tribunal militaire d'Istanbul et des centaines de militants supposés du parti kurde PKK devant des cours militaires de Diyarbakir, Adana, Elazig et Malatya.
    Quant au procès de la DISK, qui s'est soldé par la condamnation de 264 leaders syndicaux à des peines d'emprisonnement allant jusqu'à 10 ans, le dossier n'a pas encore été envoyé devant la cour militaire de cassation car  la cour militaire d'Istanbul a publié jusqu'à présent 4.000 pages seulement de la décision finale de 10.000 pages.
    Pour donner une idée de la poursuite du terrorisme d'état, nous faisons état ci-dessous seulement  des événement du mois passé.

    Persécution des intellectuels

    Six ans après que le film de Yilmaz Güney, Yol ,ait obtenu la palme d'or à Cannes en 1982, le procureur public d'Istanbul a inculpé le réalisateur Serif Gören et son assistant Muzaffer Hicdurmaz de propagande séparatiste. Le procureur considère que la présentation de l'Anatolie du sud-est comme "Kurdistan" dans le film cité enfreint les articles 140 et 143/3 du code pénal turc. En vertu de ces articles, deux cinéastes risquent des peines de prison allant jusqu'à 30 ans chacun. Bien que ce film ait été montré en Turquie par les cinéastes accusés sur un scénario esquissé par Güney, le montage final du film a été réalisé à l'étranger par Güney après qu'il se soit échappé de prison et enfuit de Turquie en 1981. Après son succès à Cannes, Güney est mort en exil en 1983.
    o M. Aziz Nesin, humoriste et président de l' Union des Ecrivains de Turquie (TYS) et M. Mehmet Ali Aybar, ancien président de l'ex-Parti Ouvrier de Turquie (TIP) ont été emmenés devant la cour de sûreté de l'état à Istanbul le 19 janvier 1987 pour leur déclarations sur la question kurde parues dans l'hebdomadaire 2000'e Dogru. Tous deux risquent des peines de prison allant jusqu'à 15 ans pour "tentative d'affablissement et de destruction du sentiment national au moyen de publications". Dans la même affaire, l'éditeur responsable de l'hebdomadaire, M. Fatma Yazici, est également en procès et risque la même peine.

    o L'économiste Arslan Baser Kafaoglu, le journaliste Emin Galip Sandalci, l'éditeur Ragip Zarapilu, Arslan Kahraman et Adnan Aktas ont été menés devant un cour criminelle à Istanbul le 20 janvier 1988, pour certains articles parus dans le quotidien Demokrat avant le coup militaire de 1980. Ils sont accusés d'apporter un soutien à un organisation d'extrême gauche et de faire de la propagande communiste dans le journal. Demokrat a été supprimé par les militaire il y a huit ans. Les inculpés risquent des peines de prison allant jusqu'à 10 ans chacun.
    o A Adana, l'éditeur du quotidien Yeni Osmaniye, M. Hüseyin Unaldi a été arrêté le 21 janvier 1988, sur l'accusation d'insulte au procureur public et au gouverneur du district. Le procureur réclame une peine de prison pouvant aller jusqu'à trois ans pour les journalistes
    o L'éditeur de l'hebdomadaire satyrique Limon, Mehmet Tuncay Akgün, a été condamné à une peine de 3 mois de prison, le 19 janvier 1988, par une cour criminelle d'Istanbul pour avoir insulté la femme du premier ministre Özal.

    Confiscation de publication
    o Le 4 janvier 1988, la direction de la sécurité publique d'Izmir a distribué à toutes les libraires et bibloithèque une liste nouvelle contenant les titres de 2.028 livres dont la vente est interdite. Les oeuvres de nombreux auteurs, poètes, leaders politiques, cartonistes et érudits célèbre turcs et étrangers, tels que la théorie de la relativité d'Albert Einstein, et même l'annuaire officiel du téléphone d'Istanbul prennent place dans cette liste. Certains de ces livres ont fait l'objet de procédures légales et ont obtenu l'acquittement par la suite sur des décisions de la cour.
    o Un nouveau best-seller, De quelle sorte de démocratie nous avons besoin? écrit par le professeur Server Tanilli  , a été confisqué sur décision de la cour de sûreté de l'état le 25 janvier 1988. L'auteur est accusé par le procureur de faire de la propagande pour le séparatisme en soulevant la question des droits démocratiques du peuple kurde dans le livre. Auteur de nombreux autre ouvrages sur la question des droits de l'homme, le Prof. Tanilli avait été blessé par balles  et rendu paralysé par les Loups Gris avant le coup d'état. Depuis celui-ci, il enseigne à l'université de Strasbourg comme professeur honoraire.
    o Selon le quotidien Cumhuriyet du 11 janvier 1988, depuis le coup miliaire de 1980, le gouvernement turc a interdit l'introduction en Turquie de 440 différentes publications parues à l'étranger. 267 publications ont été interdites par le gouvernements militaire  jusqu'en 1983 et 173 autres par le gouvernement dirigé par Özal depuis lors. La liste noire des publications bannies contient 195 livres, 106 périodiques, 46 pamphlets, 22 journaux, 7 lettres de nouvelles, 32 communiqués, 2 cartes postales, 1 poster, 5  calendriers, 22 cartes, 6 albums, 1 programme, 8 poèmes, 2 musi-cassettes, 22 guides touristiques, 1 article et 13 différents types de publications.
    o Le 26 janvier, la cour de sûreté de l'état a également décidé de confisquer les numéros 21 et 23 du mensuel Yeni Demokrasi, accusés de contenir de la propagande communiste.

    Privation de nationalité pour les opposants
    Sur la question des émigrés politiques privés de la citoyenneté  turque, le gouvernement turc a une attitude ambiguë. Alors que certains ministres du gouvernement affirment qu'ils cherchent une solution pour ce problème, la pratique de privation de nationalité pour les opposants au régime se poursuit.
    Récemment, l'écrivain Temel Demirer, un émigré politique vivant à Paris, a été victime de cette pratique.
     D'un autre côté, le fameux chanteur turc M. Cem Karaca, en dépit du fait qu'il est retourné d'exil en Turquie sur la garantie donnée par Özal lui-même, a été inculpé le 13 janvier 1988, sur l'accusation d'avoir mené des activités nuisibles à l'état turc depuis l'étranger. Le procureur réclame une peine de prison d'au moins 5 ans en vertu de l'article 140 du code pénal turc.
   
    Procès politiques et arrestations
    4.1, le procès de 25 membres supposés du PKK, dont 22 sous arrestation, commence devant la cour de la sûreté de l'état de Diyarbakir, ils risquent des peines de prison allant jusqu'à 15 ans.
    9.1, à Izmir, la police arrête 16 personnes dont quatre femmes, pour tentative de réorganiser le TDKP.
    11.1, six membres supposés du THKP-C sont menés devant la cour de la sûreté de l'état à Malatya.
    12.1, à Siirt, les forces de sécurités arrêtent 18 personnes sur l'accusation de soutien à une organisation hors-la-loi.
    15.1, au procès de 813 membres supposés de la Dev-Yol, entamé en 1983, le procureur militaire réclame la peine de mort  pour 115 inculpés et diverses peines de prison qui vont jusqu'à 15 ans pour 382 autres. Les inculpés sont accusés d'avoir fondé une organisation marxiste léniniste dans la ville de Fatsa. L'inculpé principal du procès, l'ancien maire de Fatsa Fikri Sönmez était décédé auparavant à cause de mauvais traitements en prison.
    16.1, à Izmir, la police politique emmène en détention 106 personnes au cours d'une rafle opérée contre des organisation de gauche. Parmi les détenus  on trouve des représentants des revues de gauche Yeni Cözün, Yeni  Asama, et Yarin.

    Torture et mauvais traitements
    L'association pour la solidarité avec les familles des prisonniers (TAYAD), a adressé, le 27 janvier 1988, une pétition commune au porte-parole de l'assemblée nationale, signée par 25.000 personnes et demandant de mettre fin à la torture et aux mauvais traitements en prison.
    Avant de quitter Istanbul, la délégation du TAYAD a tenu une conférence de presse à Istanbul, aux côtés des tombes de deux victimes de la répression, Haydar Basbag et Fatih Ökütülmüs, qui sont mort au cours d'une grève de la faim en 1984.
    Le porte-parole du groupe a dit qu'en dépit des promesses d'amélioration des conditions d'emprisonnement, de nombreuses familles n'ont pas été autorisées à rendre visite à leurs parents emprisonnés, fils ou filles, même à la veille du Nouvel-An. Certains de ceux qui furent autorisés à  effectuer des visites ont été emprisonnés  par la suite sous quelque prétexte.
    Dans la prison de Sinop, les prisonniers qui refusent de porter l'uniforme de la prison ne sont pas autorisés  à aller aux douches pendant plusieurs mois.
    Quant à l'association elle-même, ses principaux membres dirigeants ont été soumis à des poursuites légales et menés devant les tribunaux. Sept des 16 cartes postales publiées par le TAYAD ont été confisquée sous le prétexte qu'elles contenaient de la propagande séparatiste.
    D'autre part, les dirigeants de l'Association des Droits de l'Homme d'Istanbul (IHD) ont été jugés devant une cour criminelle le 28 janvier, pour leur manifestation organisée en décembre contre la torture et les peines de mort.
    Le 8 janvier, les dirigeants locaux du SHP à Siirt  ont annoncé que 57 personnes avaient été détenues et torturées pendant 16 jours par les forces de sécurité. Parmi les détenus on trouvait huit membres du SHP. Deux jours plus tard, le 10 janvier, Le député Fuat Atalay,  accompagné par un groupe de personne torturées, a tenu une conférence de presse à Diyarbakir et a dit:"Les appareils de torture utilisés au centre de police de Diyarbakir n'existaient même pas dans l'Allemagne d'Hitler. Les gens subissent souvent une pression sans précédent comme si leur région était sur l'occupation d'un état hostile. Atalay a également déclaré que le président local du SHP à Kiziltepe, M. Selanik Oner, avait été torturé pendant 298 jours.
    L'assemblée plénière de la cour de cassation a jugé le 17 janvier 1988 que si un détenu est battu au cours de son interrogatoire de façon à être incapable de travailler pendant moins d'une semaine, cet acte ne pouvait être considéré comme de la torture. Cette haute cour, déclarant qu'un tel acte ne peut être considéré comme non-respect de la dignité humaine, a ratifié une peine de 10 mois de prison pour un commissaire  de police qui avait battu une femme au cours d'un interrogatoire. Si l'acte était considéré comme torture, le commissaire aurait été condamné à une peine de 5 ans de prison.
    Le 19 janvier, lors d'un débat sur la torture organisée par le TAYAD à Istanbul, le président du centre de réhabilitation pour les personnes torturées (RCT), le Dr. Ingle Lunde et le psychiatre Rorgen Ortian, ont dit qu'au moins 34 victimes de la torture venant de Turquie avaient été traitées dans leur centre au Danemark et ils ont établis qu'au moins 34 types de méthodes de torture étaient imposées aux victimes par la police turque. Les représentants de la RCT ont ajouté que leur centre a traité environ 200 personnes de différents pays du monde et qu'il ouvrirait  une section du centre à Istanbul.
    Après ce débat, le 21 janvier 1988, un groupe d'intellectuels distingués de Turquie a lancé une nouvelle campagne de signatures pour l'annulation des articles répressifs 140,141,142 et 163 du code pénal turc et pour mettre fin aux pratiques de torture. Parmi les premiers signataires se trouvent le président Aziz Nesin et d'autres membres de l'Union des Ecrivains de Turquie (TYS).