DEUX RAPPORTS DU PARLEMENT
EUROPEEN RELATIFS A LA
TURQUIE
En mai 1992, la Commission des affaires étrangères
et de la sécurité du Parlement Européen a adopté deux rapports
détaillés relatifs à la Turquie.
Le premier rapport, sur les relations entre la
Communauté européenne et la Turquie, a été rédigé par Mme Raymonde
Dury, membre socialiste belge du Parlement Européen, et examiné par la
Commission au cours de ses réunions des 20 septembre 1991, 27 novembre
1991, 16 mars 1992, 22 avril 1992 et 18 mai 1992. Au cours de la
dernière de ces réunions, le rapport a été adopté par 24 voix pour, 11
voix contre et 4 abstentions.
Le deuxième rapport, sur les droits du peuple kurde,
a été rédigé par M. Jas Gawronski, membre libéral italien du Parlement
Européen, et examiné par la Commission au cours de ses réunions des 20
janvier 1992, 19 février 1992 et 19 mai 1992. Au cours de la dernière
de ces réunions, le rapport a été adopté par 38 voix contre 2 et 1
abstention.
Les propositions de de résolution relatives à ces
deux questions seront débattues par le Parlement Européen au cours de
sa séance plénière du 9 juin prochain. Les textes définitifs des
résolutions paraîtront dans le numéro suivant du Bulletin Info-Türk.
Ci-bas, nous reproduisons les exposés des
motifs, légèrement abrégés, de deux rapporteurs:
EXPOSE DES MOTIFS SUR LES RELATIONS
CE-TURQUIE
C'est dans le cadre du rapport au nom de la
Commission des affaires étrangères et de la sécurité sur les relations
entre la Communauté européenne et la Turquie que le rapporteur Mme
Raymonde Dury s est rendue en Turquie du 5 au 11 juin 1991 afin d'y
rencontrer un certain nombre de personnalités de la scène politique et
économique du pays.
A. SITUATION POLITIQUE, ECONOMIQUE ET SOCIALE EN TURQUIE
1. Le climat politique:
Le climat politique qui régnait lors de la visite du
rapporteur en Turquie était déjà celui d'une campagne électorale...
alors que les élections législatives n'étaient prévues que pour
l'automne 1992. Le 20 octobre eurent donc lieu les élections
législatives anticipées. La participation a été de 83,92 %. Les
résultats sont les suivants:
% Sièges
DYP Parti de la Juste Voix
27,3 178
ANAP Parti de la Mère Patrie
24,1 115
SHP Parti socialiste
20,75 84
RP Parti de la Prospérité
16,88 62
DSP Parti de la Gauche démocratique
10,75 7
La droite obtient donc 68% des suffrages, mais aucun
parti n'obtient la majorité de 226 sièges au Parlement. Le Cabinet de
M. Yilmaz a démissionné.
S'ouvre l'heure de la coalition nécessaire pour gouverner. A noter
l'entrée au Parlement désormais du Parti de la Prospérité et du DSP de
M. Ecevit.
2. Le processus de démocratisation et les droits de l'homme:
La volonté de démocratisation a été exprimée par
tous les interlocuteurs (gouvernement et opposition) parce qu'elle est
nécessaire en soi afin de donner de la Turquie l'image d'un "pays
civilisé" et parce que la Turquie a choisi de se rapprocher des
démocraties occidentales.
2.1. Un certain nombre de progrès ont effectivement
été réalisés, qu'il s'agisse de la création de la commission des droits
de l'homme au sein de l'Assemblée nationale, de la loi du 12.4.1991
adoptée par l'Assemblée nationale, qui abolit les articles 141, 142 et
163 du code pénal turc; selon cette loi l'usage de la langue kurde est
à nouveau permis; les partis communiste et islamique également. Selon
l'interprétation donnée par le parti au pouvoir, tant qu'il n'y a pas
de recours à la violence, l'usage des droits, de liberté d'opinion,
d'expression et de conscience est désormais pleinement reconnu. Par
ailleurs la loi en question accorde la libération conditionnelle à tous
les prévenus et condamnés.
2.2. A côté de ces progrès non négligeables,
il existe un certain nombre de problèmes qui constituent des sujets de
préoccupation graves et dont il a été permis au rapporteur de parler
librement avec les membres du SHP, le Conseil de la presse,
l'Association des droits de l'homme, des étudiants, des personnes de la
région d'urgence. Il faut citer:
- la liberté de la presse: selon le conseil de la
presse, la liberté de la presse n'existe pas encore, du fait que le
droit à l'information n'est pas inclue dans la Constitution, "la presse
travaille dans le noir". Le Président du Conseil de la presse juge
nécessaire à ce titre une réforme de la Constitution et l'introduction
de ce droit et de sa garantie. La liberté de la presse n'est en tout
cas pas garantie dans les zones où est appliqué l'état d'urgence
(provinces du sud et sud-est de l'Anatolie) en raison des pouvoirs de
saisie (ou risque de peines élevées pour les journalistes) confiés aux
préfets des régions concernées. Toutefois il n'y aurait plus désormais
de journalistes en prison. Le cas de l'expulsion du journaliste
britannique Fisk a été évoqué et durement dénoncé. Le Président du
Conseil de la presse a bien indiqué qu'en aucun cas on ne pouvait
accepter l'expulsion d'un journaliste pour raisons professionnelles.
Des cas fréquents de saisie de journaux ou
hebdomadaires ont été signalés (cf. journal Ülke publié en turc prônant
un Kurdistan indépendant-hebdomadaires de gauche et extrême gauche).
Le rapporteur a dû faire les frais d'une presse
turque qui semble manquer d'éthique: des propos qu'elle n'a jamais
tenus aux journalistes ont été rapportés dans un quotidien turc.
2.3. Certains articles de la Constitution prohibent
toujours les associations -le femmes et les associations d'étudiants.
La "liberté syndicale" selon nos concepts n'existe pas. La Constitution
de 1982 a ainsi dépolitisé la société turque. C'est d'abord au niveau
du "pouvoir" qu'est souhaitée une plus grande démocratisation. Un
changement de mentalité se révèle nécessaire. Il est difficile pour les
politiciens en Turquie (qu'ils soient du gouvernement ou de
l'opposition) de faire la distinction entre la critique et l'insulte
politique (cf. dixit Conseil de la presse).
2.4. L'objet de la préoccupation majeure (SHP,
association droits de l'homme) constitue la loi anti-terroriste adoptée
en avril 1991 par l'Assemblée Nationale et qui régit tous les secteurs
de la vie politique et sociale turque. Loi dirigée contre les activités
terroristes du PKK et de son discours séparatiste.
Ce qui inquiète surtout ce sont certaines
dispositions de cette loi anti-terreur qui, de l'avis des observateurs
et de membres de l'opposition turque, établiraient un climat
d'indulgence particulière vis-à-vis des pratiques de torture. Il faut
citer en particulier l'art. 15. Celle-ci a été dénoncée à plusieurs
reprises, alors que la Turquie est elle-même signataire d'un certain
nombres de conventions internationales concernant la pratique de la
torture, comme étant un usage habituel dans un certain nombre de postes
de police. Il y a à ce niveau-là un malaise profond, car il est
indéniable que la pratique de la torture est un fait relativement
courant en Turquie et que cette habitude doit être désormais
abandonnée. Même si le pouvoir se déclare contre cette pratique, il
faut veiller à ce qu'en réalité, elle soit effectivement abolie et une
disposition comme l'article 15 de la nouvelle loi anti-terreur permet
de douter de mesures de rétorsions prises à l'égard des personnes qui
pratiquent la torture. En effet, des procès contre les "tortionnaires"
ne peuvent être engagés que sur autorisation du ministre de
l'intérieur, et ne peuvent se dérouler que devant des tribunaux de
sûreté de l'Etat. On sait que les victimes de la torture sont
relativement nombreuses; des initiatives privées ont permis de mettre
sur pied des centres de réhabilitation de personnes torturées; le
gouvernement qui voyait là une façon de reconnaître implicitement
l'existence de la torture a finalement autorisé la création de tels
centres.
Un certain nombre d'autres dispositions (art. 6 et
suivants) de la nouvelle loi anti-terreur constituent des limitations
très nettes aux libertés d'expression. Il y a des risques que la
liberté de la presse soit encore plus limitée qu'elle ne l'est
actuellement.
L'article 11 stipule que l'extension de la garde à
vue peut aller jusqu'à 30 jours, ce qui est contraire à la Convention
européenne des droits de l'homme.
Le Parti social-démocrate a d'ailleurs introduit un
recours contre cette loi devant le Conseil constitutionnel.
La préoccupation que suscite cette loi n'était pas
alors étrangère en particulier au Président de l'Assemblée Nationale
qui avait reconnu effectivement le risque pour cette loi d'être
appliquée d'une façon restrictive. Surtout en ce qui concerne le
concept "d'activités séparatistes". Le Président de l'Assemblée a
indiqué que des modifications pourraient être apportées à cette loi.
Pour beaucoup cette loi rétablit en fait les articles du code pénal
abolis précédemment.
2.5. La zone d'état d'urgence en raison des
activités séparatistes kurdes et des nombreux attentats perpétrés dans
la région: treize provinces se trouvent depuis 12 ans dans une zone
régie par une loi d'urgence (il s'agit des provinces du sud et du
sud-est de l'Anatolie, région particulièrement défavorisée socialement
et économiquement où les séparatiste kurdes trouvent un terrain
fertile). De l'avis du SHP qui est le seul à avoir une position claire
sur le problème, il n'est pas acceptable que dans un Etat soi-disant
démocratique des citoyens soient soumis à des lois différentes. Or,
c'est le cas pour toute cette région d'environ 5 millions de personnes
qui sont soumis à des règles extraordinaires de vie où en même temps
les dimensions sociologiques culturelles, sociales et économiques ont
été souvent négligées.
De l'avis du préfet de la région d'urgence qui
couvre ces treize provinces, l'état d'urgence aurait déjà dû être levé.
Or, en 1988 et 1991 cette région a dû faire face à un flux de réfugiés
irakiens. Il y a eu une recrudescence des actions de terreur soutenues
en particulier par les Etats voisins surtout à partir de 1984; ce qui a
justifié le maintien de ces dispositions particulières. De son point de
vue l'état d'urgence ne pourra être levé que s'il y a un véritable
développement économique de la région.
Il faut souligner que le projet du GAP est
d'ailleurs considéré comme un projet d'envergure nationale qui pourra
aider au développement de cette région défavorisée.
2.6 En ce qui concerne les Kurdes, c'est une
question qui a longtemps été tabou dans le discours politique turc. Les
Kurdes en tant que tels n'existent pas. Ce sont les "Turcs des
montagnes". L'approche longtemps adoptée par le gouvernement était la
non-reconnaissance de droits spécifiques, ce qui permettait, sur la
base de la non-discrimination, de faire accéder les Kurdes aux mêmes
postes publics que les Turcs.
La guerre du Golfe et l'afflux de réfugiés kurdes
irakiens en Turquie ont probablement été à l'origine d'une certaine
ouverture sur ce problème. La loi du 12 avril 1991 permet désormais
l'usage de la langue kurde. Il n'est pas clair toutefois jusqu'où se
limite cet usage. S'agit-il seulement de la langue parlée, les uns le
prétendent, les autres indiquent que la langue kurde est une langue
essentiellement parlée, qu'il est extrêmement difficile de l'écrire en
raison de ses différentes variantes. Un fait est certain,
l'enseignement de la langue kurde n'existe pas, les publications en
langue kurde font l'objet de saisies, etc. Or, les Kurdes souhaitent
une reconnaissance de leur identité et ils sont loin de tous
s'assimiler aux revendications du PKK qui souhaite un Kurdistan
indépendant.
Il faut ajouter par ailleurs que la région touchée
par les actions séparatistes terroristes connaît un grand nombre de
problèmes économiques et sociaux (analphabétisme, chômage). Elle
constitue un terrain fertile à toutes ces actions. Il faut donc
encourager le gouvernement turc - et certains partis d'opposition le
soulignent (cf. Le SHP) - à traiter les causes politiques du
terrorisme. Sans s'immiscer dans les affaires intérieures turques, il
est indéniable que la reconnaissance des droits spécifiques des Kurdes
- ceci bien entendu en dehors de toute atteinte à l'intégrité
territoriale et à l'unité de la nation turque - et un meilleur support
économique permettraient une réhabilitation de toute une frange de la
population qui se sent "citoyen de deuxième catégorie", et qui continue
à vivre sous un régime juridique spécial.
L'opinion politique internationale s'est émue
récemment des incursions de l'armée turque en territoire irakien pour
bombarder des camps de terroristes kurdes, bombardements qui ont fait
également de nombreuses victimes civiles. Le gouvernement turc a laissé
entendre qu'il était prêt à tout pour assurer la sécurité du pays ...
mais ces actions de bombardement ont été dénoncées par une partie de
l'opposition (Parti de la Juste Voie - Demirel).
2.7 Certains événements méritent d'être appréciés,
telle que la tenue du congrès de l'international socialiste, les 9 et
10 juin à Istanbul, ainsi que l'organisation en octobre dernier d'un
congrès international sur les droits de l'homme, auquel ont participé
des représentants du Parlement européen. Une opération surtout
médiatique a-t-il semblé ... Il est clair que c'est par un dialogue
renforcé entre la Communauté européenne et la Turquie, à travers les
différentes instances existantes - commission mixte, groupes politiques
- que les critiques pourront être transmises aux autorités turques. Il
est pour l'instant inconcevable qu'un pays qui se dit démocratique, qui
est membre du Conseil de l'Europe, membre de l'OTAN, qui a posé sa
candidature à l'adhésion de la CE, qui vient de négocier un accord avec
les pays de l'Association Européenne de Libre Echange, soit en butte à
des contradictions aussi profondes en ce qui concerne la
démocratisation. Les signes positifs du processus en cours doivent être
encouragés, parce que ce processus répond aux souhaits de la population
turque, il va dans le sens du bien-être et ceci en dehors de toute
considération concernant les relations avec la CE.
3. Situation économique et sociale
3.1. La Turquie est confrontée actuellement à des
problèmes économiques d'une grande ampleur: un taux d'inflation
galopant (autour de 60%), une urbanisation accélérée en raison d'un
important exode rural, un taux de démographie d'environ 2% (bien qu'il
puisse atteindre en particulier dans les régions du sud-est de
l'Anatolie jusqu'à 3,5%) un taux de chômage important. Mais dans
l'ensemble ces problèmes n'ont pas été considérés par les
interlocuteurs rencontrés comme des obstacles au développement de la
Turquie. L'accent est mis sur la capacité laborieuse du peuple turc,
sur la croissance industrielle importante. Toutefois il est bien
reconnu que le système éducatif est inadapté à l'heure actuelle, en
particulier au niveau de la formation professionnelle. On peut donc se
féliciter du récent accord en matière de formation professionnelle dans
le secteur des mines et du tourisme. Certains holdings d'ailleurs
(SABANCI) mettent sur pieds leur propre programme de formation
professionnelle. Subsiste également un taux d'analphabétisation
relativement élevé de l'ordre de 20% de la population, phénomène qui
touche particulièrement les femmes et les personnes âgées et les zones
défavorisées (zone de l'état d'urgence).
3.2. Enfin le problème de l'intégrisme: il n'est pas
considéré comme une menace, l'Etat turc est un Etat séculaire et ceci
ne peut être remis en question, il y a là un consensus national. Mais
il faut bien constater que l'Islam est omniprésent. Les résultats
obtenus par le Parti de la Prospérité sont éloquents.
La co-existence de l'élément occidental et de
l'élément traditionnel (voile pour la femme) donne l'impression que la
société turque est scindée en deux, d'une part une partie importante de
l'élite économique et politique qui s'est définitivement tournée vers
l'Europe et d'autre part une proportion importante de la population qui
conserve des habitudes traditionnelles et dont le niveau de vie
s'assimile plutôt à celui d'un pays en voie de développement. Entre les
deux extrêmes, la classe moyenne semble en mauvaise position.
B. LES RELATIONS AVEC LA COMMUNAUTE EUROPEENNE
l) La Philosophie:
Il y a un consensus de la classe économique du monde
des affaires et politique dirigeante de voir la Turquie membre de la
Communauté européenne. C'est l'approche maximaliste. Elle repose sur
une argumentation surtout culturelle: dès 1963 la Turquie a fait part
de son souhait d'être membre de la Communauté européenne et l'accord
d'association passé avec la Communauté européenne le prévoyait. Il
s'agit donc d'un choix de valeurs démocratiques et occidentales.
L'adhésion serait le garant de l'ancrage de la Turquie dans le cercle
des démocraties européennes. Le parallélisme avec la Grèce, l'Espagne
et le Portugal concernant cet aspect est souvent mis en avant. Par
ailleurs la Turquie étant membre du Conseil de l'Europe, de l'OTAN,
ayant prouvé son engagement européen dans la crise du Golfe doit
participer à part entière à cette Europe communautaire. L'élément
géostratégique, Turquie pont entre l'Europe et l'Orient n'a pas manqué
d'être souligné.
En dehors du Parti de la Prospérité, dont le refus
est fondé sur des valeurs culturelles également, il y a certaines
nuances qui se percoivent au niveau du consensus. La volonté de
démocratiser, de moderniser le pays existe au sein de tous les partis.
C'est d'ailleurs une approche qu'il est souhaitable d'encourager en
dehors de toute question de l'adhésion; mais l'adhésion pour beaucoup
d'interlocuteurs ne pourrait que faciliter la réalisation de ces
progrès. Selon certains, la Turquie rattrapera le niveau des pays
membres de la Communauté, qu'elle soit membre ou pas et son objectif de
modernisation est considéré alors en dehors de la problématique de
l'adhésion ; pour les autres, la modernisation de la Turquie ne pourra
se faire que dans le cadre de l'intégration européenne.
Certains visent un ancrage à la Communauté à douze
et souhaitent devenir le treizième membre, d'autres souhaitent un
ancrage à l'Europe occidentale sans être des inconditionnels de
l'adhésion.
Il a été souvent difficile aux différents
interlocuteurs de comprendre la situation dans laquelle se trouvait la
Communauté à l'heure actuelle, à savoir la mise sur pied d'une Union
économique et monétaire et d'une Union politique et de comprendre que
la question de l'élargissement de la Communauté n'était pas seulement
une question liée à la Turquie mais une question qui se poserait demain
pour un certain nombre de pays candidats et qui devrait donc être
discutée dans un contexte beaucoup plus large. Pour certains des
interlocuteurs il n'y a pas d'alternative possible à la
Turquie et la Turquie doit être le "treizième membre" . Elle ne
pourrait se contenter d'un "statut spécial", voire d'un accord de
troisième type.
Les interlocuteurs turcs souhaiteraient aussi que
les obstacles mis en avant par la Commission dans son avis sur la
demande d'adhésion, à savoir obstacles essentiellement économiques et
sociaux soient les raisons du refus actuel. Or, pour le Premier
Ministre d'alors M. Akbulut, ces raisons qui sont des raisons
objectives servent en fait à cacher d'autres arguments, qu'il s'agisse
des droits de l'homme ou du problème de Chypre.
Les Turcs ont l'impression d'être mal aimés de
l'Europe et reprochent l'attitude inamicale du Parlement européen et de
certaines forces de gauche à leur égard; ils reconnaissent qu'ils
savent mal se vendre.
La question la plus concrète qui a été souvent posée
est la suivante: "Dites-nous si vous voulez de nous ou pas ? Si vous ne
voulez pas de nous, nous ne vous déclarerons pas la guerre, mais nous
développerons nos marchés en conséquence (Demirel, Inan, Baykal)". Le
Président de la République M. Özal d'ailleurs ne s'est pas caché pour
dire que si l'Europe ne voulait pas de la Turquie, la Turquie irait
voir ailleurs. Alors en fait les Turcs souhaitent avoir un engagement
un peu plus clair de la part de la Communauté et ils se demandent si
c'est leur éligibilité en tant que telle qui est remise en cause
(Demirel).
Le sentiment est qu'après les événements qui ont eu
lieu dans les pays de l'Europe de l'Est et les différentes demandes
d'adhésion, la Turquie sera la dernière à être servie. Pour les milieux
économiques (TOBB) tout en maintenant l'objectif de l'adhésion, la
Turquie doit continuer à se tourner vers d'autres possibilités. Après
l'évolution dans les pays de l'Est, la Communauté ne revêt plus la même
importance; il existe d'autres zones économiques intéressantes (pays de
la Mer Noire, Balkans, ex-Union Soviétique etc.). On peut toutefois se
demander si cette alternative est réellement viable pour la Turquie.
2) Techniquement les interlocuteurs turcs qui sont
en faveur de l'adhésion ne voient pas de problèmes à l'adhésion de la
Turquie à la Communauté sur le plan économique et social. Ils sont
optimistes quant à leur croissance industrielle et à leur potentiel et
partent du principe que le marché turc sera un énorme marché pour la
Communauté européenne; les disparités structurelles dont fait mention
l'avis de la Commission, en ce qui concerne le domaine agricole et
industriel, les déséquilibres macro-économiques, le niveau élevé de
protection de l'industrie, le faible niveau de protection sociale et le
faible revenu per capita ne sont pas vraiment des obstacles -référence
est faite toujours au niveau de la Grèce au moment de son adhésion.
"S'il y a des contraintes économiques, nous les accepterons (Sabanci)";
quant au niveau de protection de l'industrie turque, il est en train de
baisser sensiblement (cf. TOBB).
Dans l'immédiat, les Turcs souhaitent
l'approfondissement des relations avec la Communauté européenne et donc
la mise en application des propositions de la Commission, propositions
stoppées actuellement en raison du veto grec. Les Turcs d'ailleurs
reprochent à la Communauté d'être devenue "l'otage de la Grèce". Il est
difficile pour eux de comprendre que tout Etat membre a, en ce qui
concerne l'accord en question, un droit de veto; ils considèrent pour
leur part que le contentieux gréco-turc serait beaucoup mieux réglé et
dissipé dans le cadre d'une intégration de la Turquie à la Communauté
européenne.
Ils souhaitent renforcer le dialogue politique, en
particulier, relancer le Conseil d'association (l'Ambassadeur des
Pays-Bas avait alors confirmé à ce propos la volonté de son pays qui
allait prendre la présidence au cours des prochains mois, de veiller à
la mise en oeuvre de ce conseil qui est le seul à pouvoir assurer le
fonctionnement de l'association). Et il faut se féliciter de la réunion
du 30 septembre dernier qui a certainement constitué un déblocage
psychologique. Il faut désormais aller plus en avant et travailler
concrètement au sein de cet organe. Il a été souhaité par ailleurs que
le dialogue se poursuive entre les élus de part et d'autre, aussi bien
au sein de la Commission mixte Parlement européen - Grande Assemblée
Nationale Turque, qu'au niveau des différents groupes politiques ou
commissions parlementaires.
3) Chypre
Il y a également là un consensus selon lequel Chypre
ne peut être une condition de l'adhésion. Il ne doit y avoir aucun lien
entre l'adhésion de la Turquie à la Communauté européenne et le
problème de Chypre. Par ailleurs, il y a une détermination des
autorités turques à résoudre le problème de l'île.
Il est reproché en ce sens aux autorités grecques de
manquer de flexibilité; les Turcs accusent la Communauté européenne de
prendre fait et cause pour l'un de ses membres, la Grèce. Or selon leur
point de vue, il existe la résolution 649 des Nations Unies, elle doit
être appliquée, et c'est d'abord aux communautés chypriote grecque et
chypriote turque de résoudre leur problème. Malgré la volonté déclarée
du gouvernement turc de résoudre la question de Chypre, l'impression
qui se dégage est que l'on s'accorde assez bien du statu quo. Il semble
donc illusoire d'utiliser le protocole financier comme moyen de
pression pour résoudre le problème de Chypre.
4) L'enveloppe budgétaire limitée de 600 MECU
actuellement bloquée n'empêche pas toutefois les relations économiques
et commerciales de se développer normalement; ces dernières surtout ont
connu depuis la crise du Golfe un développement significatif. (L'Irak
étant auparavant le premier partenaire commercial de la Turquie). Un
certain nombre d'actions ponctuelles de coopération se développent
(facilités "Cheysson", préparation d'une nouvelle semaine commerciale
CEE-Turquie, participation de fonctionnaires turcs aux programmes des
visiteurs de la Communauté européenne etc.), autant d'actions dont le
renforcement a été souhaité ainsi d'ailleurs que la participation de la
Turquie au programme ERASMUS.
Il faut se féliciter également du récent accord de
coopération dans le secteur médical et sanitaire, ainsi que des projets
de formation professionnelle dans le secteur du tourisme et des mines
... Egalement ici, ce sont des actions qui contribuent au déblocage de
nos relations.
Conclusions
La Communauté Européenne a tout intérêt à raviver
ses relations avec la Turquie, sans pour autant renoncer à ses
exigences sur le plan de la démocratie et du respect des droits de
l'homme, ceci dans l'intérêt du peuple turc.
Le nouveau gouvernement de coalition devra être
soutenu dans sa volonté de changement et de rattachement de la Turquie
à la grande famille des démocraties européennes... si l'on ne souhaite
pas voir ce pays basculer dans le camp des fondamentalistes, ni
confronté à des risques de déstabilisation.
Le fragile climat politique qui règne actuellement
dans cette région de l'Europe orientale doit faire prendre conscience à
la Communauté européenne qu'il est vital que la Turquie reste dans cet
environnement un élément de stabilité de premier plan. La relance et
l'approfondissement de la coopération sont des instruments que la
Communauté doit pouvoir utiliser à cette fin.
2ème partie
Six mois après la mise en place de ce nouveau
gouvernement, le rapporteur s'est rendu à nouveau en Turquie
(initiative personnelle, appuyée très vivement par la délégation de la
Commission à Ankara et les autorités turques), dans un souci
d'objectivité puisqu'il semblait à priori qu'un certain nombre de
choses avait changé en Turquie après l'arrivée du nouveau gouvernement.
C'est pourquoi il semble nécessaire d'ajouter au
premier exposé des motifs, rédigé après la première visite, un deuxième
exposé des motifs, fondé sur les entretiens de la deuxième visite et
les événements qui se sont passés depuis. Cet ensemble permettra aux
parlementaires de mieux comprendre la situation politique en Turquie,
l'évolution qu'elle est en train de connaître, mais également les
nombreuses difficultés qui continuent de subsister malgré le changement
d'orientation politique.
La deuxième visite du rapporteur a eu lieu du 12 au
14 mars 1992; les rencontres se sont tenues à très haut niveau, ce qui
était révélateur de l'appréciation par les autorités turques de cette
initiative personnelle du rapporteur: Premier Ministre M. Demirel,
Président de la Grande Assemblée Nationale Turque, Ministre de
l'Intérieur, Ministre de la Justice, vice-Président de la Grande
Assemblée, co-Président du Comité parlementaire mixte pour les
relations avec le Parlement européen, Président de la commission des
Droits de l'homme; l'ensemble de ces interlocuteurs représentait les
partis de la coalition au pouvoir DYP-SHP d'une part, ainsi que des
membres de l'ANAP d'autre part.
Lors de sa visite, le rapporteur a rencontré
également le Secrétaire général du syndicat DISK, réhabilité depuis les
élections d'octobre ainsi que des représentants de l'Association et de
la Fondation des Droits de l'homme.
Les échanges de vues au cours de cette deuxième
visite ont essentiellement porté sur la situation politique en Turquie
et sur la mise en application du protocole de coalition et du programme
gouvernemental présentés par le nouveau gouvernement comme la base du
processus de démocratisation.
Ces entretiens ont permis de recueillir l'impression
que le nouveau gouvernement était sincère dans ses intentions de faire
de la Turquie un Etat de droit, respectueux des libertés démocratiques
et des droits de l'homme et de mettre fin au régime militariste qui
prévalait dans le pays depuis le coup d'Etat du 12 septembre 1980. Un
consensus régnait au sein des acteurs politiques au pouvoir sur la
nécessité de démocratisation et l'objectif est à terme, la révision de
la Constitution de 1982 qui ne garantit pas dans l'état actuel les
fondements d'un Etat démocratique.
Lors de la visite du rapporteur, le nouveau
gouvernement était considéré comme constituant une chance pour la
Turquie et porteur d'espoir pour tous ceux qui aspirent à un changement
dans le pays. Un certain nombre d'éléments était considéré comme très
encourageants, tels que le souci du gouvernement de réconcilier l'Etat
et les citoyens et l'association à la préparation de ses projets de loi
de syndicats ou d'associations des Droits de l'homme.
Processus de démocratisation
Lors de la visite du rapporteur, le Ministre de la
Justice a présenté son programme de travail concernant l'amendement de
plusieurs articles de la loi sur la procédure pénale, de la loi sur la
profession des avocats, la levée de certaines dispositions de la loi
concernant les responsabilités et les droits de la police, de la loi
anti-terreur etc. Le paquet de réformes introduit également une série
de mesures destinées à empêcher la torture; parallèlement les forces de
police ont reçu des petits manuels indiquant comment traiter les
suspects dans le respect des Droits de l'homme.
Récemment, le groupe parlementaire de la coalition a
atteint un consensus portant sur l'amendement de soixante articles de
la Constitution (par ex.: renforcement de la liberté de la presse, des
libertés syndicales, levée du monopole d'état sur la radio et la
télévision mise en oeuvre de l'indépendance judiciaire ...).
Devant prendre la présidence du Conseil de l'Europe
à partir du 8 mai 1992, le gouvernement turc s'est engagé à lever
toutes les réserves, impliquant une restriction des Droits de l'homme,
que la Turquie a mises lors de la signature de traités internationaux.
Un projet de loi prévoyant la reconstitution du
Parti CHP (Parti socio-démocrate fermé à la suite de l'intervention
militaire du 12 septembre 1980) a été envoyé à la commission
constitutionnelle de la Grande Assemblée Nationale de Turquie; la
reconstitution est envisagée pour le 9 septembre, date de
l'anniversaire de la fondation de ce parti.
La volonté de démocratisation exprimée par le
gouvernement semblerait donc s'engager de façon concrète désormais,
puisque de nombreux projets de lois sont devant l'Assemblée Nationale;
mais il subsiste une série de problèmes, le plus souvent des séquelles
du régime précédent qui n'ont toujours pas été éliminées ou réglées. Il
est aussi reproché au nouveau gouvernement de ne pas avoir exécuté ses
promesses assez rapidement.
Quelques éléments méritent d'être mentionnés tels
que: l'existence de forces anti-démocratiques aussi bien dans l'armée,
dans la police, dans la magistrature qui n'ont pas l'intention de jouer
le jeu de la démocratisation. Le gouvernement actuel n'est constitué
que de trois anciens ministres; les fonctionnaires sont mal rémunérés,
donc susceptibles de corruption, la procédure est lourde etc.
Le Conseil national de sécurité, institution à
laquelle participe encore le pouvoir militaire, et dont les
recommandations doivent être suivies par le Conseil des Ministres, est
peu compatible avec un Etat de droit. Beaucoup s'accordent sur la
nécessité de le supprimer (dixit Président de l'Assemblée Nationale)
mais la coalition doit obtenir les 2/3 nécessaires à une révision de la
Constitution.
La torture, bien que dénoncée au plus haut niveau,
est toujours semble-t-il pratiquée, en particulier dans la région du
Sud-Est, régie par l'état d'urgence qui vient d'être prorogé pour une
durée de quatre mois. A ce niveau les déclarations du gouvernement ne
sont pas encore traduites dans la réalité.
Le terrorisme: ce problème s'est sensiblement
aggravé au cours des derniers mois. Pendant la visite du rapporteur
régnait un véritable climat de psychose, ceci à la veille de la fête du
Newroz (fête du Nouvel An kurde du 21 mars).
La façon tragique dont ont tourné les manifestations
sont connues. Le Parlement européen a tout de suite, à travers une
résolution d'urgence, réagi et condamné les débordements, tant de la
part des groupes terroristes, que des militaires ou forces de l'ordre.
La situation dans le sud-est de l'Anatolie n'a guère
évolué depuis la première visite du rapporteur; elle est toujours régie
par la loi d'urgence, avec toutes les limitations de liberté que cet
état exceptionnel implique (suite à la reconduction de la loi sur
l'état d'urgence les députés HEP du SHP, originaires du sud-est de
l'Anatolie ont démissionné du groupe politique SHP).
Le Parlement européen s'est prononcé pour la levée
de l'état d'urgence dans les meilleurs délais pour une amnistie
générale, une lutte de façon démocratique contre le terrorisme et pour
la reconnaissance du fait kurde. Ce problème qui était encore tabou,
lorsque le rapporteur s'est rendu la première fois en Turquie, est
désormais discuté officiellement. Le gouvernement toutefois se montre
extrêmement prudent, et entend accorder un certain nombre de droits
spécifiques à cette population d'origine kurde: droit culturel, droit
de publier des journaux, des livres en langue kurde, émission de radio
en kurde etc. Mais bien entendu, cette évolution a été fortement
compromise par les sanglants événements du Newroz.
En ce qui concerne le problème de Chypre, la encore
la situation n'a guère évolué depuis la première visite du rapporteur
Mais le Premier Ministre Demirel a fait part de sa volonté de trouver
une solution et de respecter l'application des résolutions des Nations
Unies et a insisté sur l'importance de maintenir de bonnes relations
avec la Grèce, suite aux engagements pris par les deux Premiers
Ministres de la Grèce et de la Turquie lors du Sommet de Davos en
février 1992.
Les relations avec la Communauté européenne, il
semble qu'il y ait depuis la première visite du rapporteur un léger
changement dans le ton. Si l'adhésion n'est pas perdue de vue, elle
n'apparaît plus comme une "obsession" pour les membres du gouvernement.
Il faut améliorer les relations avec l'Europe, la Turquie fera
peut-être un jour partie de l'Europe, mais la Turquie entend surtout
jouer un rôle régional, un rôle qui est de première importance et qui a
été mis en évidence par le chef de l'Etat français, ainsi que par le
chef de la diplomatie britannique, lors de leur récente visite en
Turquie.
Il faut apprécier de façon positive l'attitude de la
Turquie dans le conflit du Haut-Karabakh et l'importance de ce pays
pour les relations avec les nouvelles "républiques turques".
Aussi le rapporteur soutient-il la proposition
d'accorder le statut d'observateur de la Turquie dans l'Union de
l'Europe occidentale, soutient bien évidemment le renforcement de la
coopération politique avec la Turquie, en particulier sur tous les
problèmes touchant à la Méditerranée et au Moyen-Orient; il se prononce
sur la nécessité "dans l'intérêt bien compris de la Communauté et de la
Turquie" de renforcer, de réactiver les relations avec ce partenaire,
qui politiquement va être appelé à jouer un rôle de plus en plus
important, voire déterminant dans cette région du monde
particulièrement sensible. Le rapporteur se prononce sur la nécessité
d'encourager par tous les moyens le gouvernement à réaliser
effectivement les promesses de son programme électoral.
EXPOSE DES MOTIFS SUR LES DROITS DU PEUPLE KURDE
S'il est possible d'avancer que l'ensemble des
problèmes politiques présentent des caractéristiques propres, cette
affirmation s'applique particulièrement au problème kurde.
Toute tentative visant à régler cette question en
recourant à des solutions envisagées pour des situations moins
complexes est vouée à l'échec. C'est ainsi que la doctrine de
l'autodétermination ne peut notamment pas être appliquée aux Kurdes.
En effet, l'autodétermination exigerait tout d'abord
que les Kurdes se mettent d'accord quant aux questions devant être
soumises à leur décision et, ensuite, que les gouvernements turc,
iranien, irakien, voire syrien et russe, acceptent de renoncer à leur
souveraineté sur de vastes régions qui, dans le cas de la Turquie et de
l'Iran, font partie de leur territoire depuis des siècles. De plus, un
très grand nombre de Kurdes vivent dans des zones où ils constituent
eux-mêmes une minorité, et il est peu probable que leurs voisins,
notamment arabes, turcs ou turkmènes, se réjouiraient de les voir
accéder à l'indépendance ou gouverner. En outre, les régions à forte
concentration kurde revêtent une importance stratégique et, de plus,
possèdent des sources d'eau et des gisements de pétrole dont les pays
du Moyen-Orient se disputent le contrôle.
Cela étant, il ne s'agit pas de minimiser le
problème kurde. Les Kurdes sont au total entre 24 et 28 millions
répartis comme suit: quelque 12 à 15 millions en Turquie, où ils
représentent plus d'un cinquième de la population, environ 5 millions
en Irak, où ils constituaient plus du quart de la population avant le
récent exode vers des pays voisins, 6 à 8 millions en Iran, où ils
constituent sensiblement plus d'un dixième de la population, 1 million
en Syrie, où ils représentent environ un douzième de la population et,
enfin, quelque 500.000 répartis dans plusieurs république de l'ancienne
Union soviétique. Même si l'avenir des Kurdes constitue de toute
manière un grave problème au Moyen-Orient, toute personne responsable
doit néanmoins éviter d'entretenir l'illusion d'un règlement à même de
répondre pleinement au désir des Kurdes qui aspirent à l'indépendance.
Dans ce contexte, il convient de souligner que malgré la douloureuse
expérience de la tyrannie de Saddam Hussein, les dirigeants kurdes en
Irak continuent à vouloir négocier avec lui sur la base d'un certain
degré d'autonomie plutôt que de l'indépendance.
Un des paradoxes de l'histoire des Kurdes est que
ces derniers possèdent un sentiment d'identité qui remonte à l'empire
des Mèdes et est donc un des plus anciens du monde, mais que, depuis
cette époque, ils n'ont jamais constitué une nation. En effet, si des
frontières - certaines anciennes et d'autres datant de ce siècle - les
séparent, il faut également ajouter que les Kurdes sont divisés entre
tribus dont la langue, quoique kurde, varie et la religion diffère,
même si la grande majorité d'entre eux sont des Musulmans. Ces éléments
se retrouvent naturellement dans les doctrines politiques des Kurdes
qui sont tournées parfois vers le passé et parfois vers le présent.
C'est ainsi que la lutte des classes défendue par les Marxistes se
situe dans un contexte féodal et que l'existence de clans porte
préjudice au nationalisme. On en vient à penser qu'un Kurde ne peut se
définir que comme une personne qui estime qu'elle est Kurde ou bien
qu'un de ses oppresseurs estime être Kurde.
Ce sont naturellement l'ampleur, la brutalité et la
persistance de l'oppression des Kurdes qui sont à la base du présent
rapport et continuent à soulever l'inquiétude de la communauté
internationale. Un rapport publié par le Haut-Commissariat des Nations
unies pour les réfugiés le 5 décembre 1991 fait apparaître que 200.000
Kurdes ont pris la fuite depuis le début du mois d'octobre. Sur ce
nombre, 140.000 ont été chassés à la suite du bombardement de leurs
villages par les Irakiens, tandis que 60.000 ont fui sur ordre ou sous
la menace de soldats de Saddam Hussein. Ces faits prouvent que
l'oppression se poursuit à la même échelle et avec la même gravité.
La guerre du Golfe a été déclenchée pour un ensemble
de raisons. Quoi que l'on pense de leur bien-fondé, il est indéniable
que les puissances extérieures et, surtout, occidentales, ont jugé
qu'il relevait de leur responsabilité d'intervenir dans les affaires de
l'Irak, en particulier, et du Moyen-Orient, en général. Ce type
d'intervention n'est pas nécessairement bénéfique pour les Kurdes. Pour
apaiser Kemal Atatürk, les puissances occidentales ont brisé le Traité
de Sèvres de 1920 qui avait promis l'autodétermination aux Kurdes, et
signé le Traité de Lausanne de 1923. Ce dernier a défini les frontières
des pays qui ont succédé à l'empire ottoman et a chargé la société des
Nations de confier le mandat sur le Liban et la Syrie à la France,
ainsi que sur la Mésopotamie - nom que portait alors l'Irak - à la
Grande-Bretagne. Depuis lors, les Kurdes ont été massacrés par milliers.
En Turquie, les forces de Kemal Atatürk ont tué des
dizaines, voire des centaines de milliers de Kurdes en écrasant la
révolte de 1925. De 1929 à 1938, les Kurdes ont ensuite fait l'objet
d'une répression brutale. C'est ainsi qu'entre le 20 juin et le 10
décembre 1930, tuer un Kurde n'était officiellement pas considéré comme
un crime pour un Turc. De 1925 à 1938, environ 1 million de Kurdes ont
en outre été déplacés de force, et la loi martiale est demeurée en
vigueur jusqu'en 1946 dans les zones kurdes de l'Anatolie. A une époque
plus récente, sous des gouvernements tant militaires que
démocratiquement élus, les Kurdes ont continué à se voir refuser toute
expression culturelle et ont fait l'objet d'arrestations de masse trop
souvent suivies de tortures ainsi que, jusqu'à la moitié de la dernière
décennie, d'exécutions. Lorsque l'état d'urgence instauré dans 11
provinces du Sud-Est de la Turquie a été levé, il a en fait été
remplacé par un décret de nature semblable.
En Iran, les Kurdes ont connu une situation à peine
moins désastreuse, que ce soit dans les années 20 sous le premier Shah
de la dynastie Pahlavi, Reza Khan, au cours de la période qui a suivi
l'écrasement de l'éphémère république de Mahabad par le gouvernement
iranien en 1946, ou bien depuis la révolution islamique de 1979.
Rappelons également que lorsque, en 1975 à Alger, le gouvernement
iranien a conclu, contre toute attente, un accord avec le gouvernement
irakien concernant la suppression de toute aide aux Kurdes alors en
révolte en Irak, Saddam Hussein a obtenu la possibilité de renforcer
son régime de terreur. De ce fait, outre les milliers de blessés et de
morts, quelque 250.000 Kurdes ont fui l'Irak pour l'Iran tandis que, en
Irak même, un nombre tout aussi important a été déporté vers le Sud.
Les gouvernements irakiens successifs n'ont cessé de
réprimer brutalement les révoltes kurdes. C'est ainsi que d'après un
rapport des Nations unies, 40.000 maisons kurdes ont été détruites et
300.000 Kurdes ont été déplacés au cours de la période 1963-1970.
Cependant, ce sont essentiellement les massacres perpétrés par Saddam
Hussein au cours de la guerre Iran-Irak qui ont frappé l'opinion
publique. En 1983, 8.000 civils membres du clan Barzani ont été arrêtés
par les Irakiens et ne sont plus jamais réapparus. En 1985, les corps
d'enfants kurdes torturés par la police secrète irakienne ont été
rendus à leurs familles. En 1987, non moins de 500.000 Kurdes ont été
déportés dans des camps dressés dans les déserts du Sud et de l'Ouest
de l'Irak et il semble que ceux d'entre eux qui ont cherché à regagner
leur village ont été exécutés. 3.000 villages ont en outre été rasés.
Le 17 mars 1988, les forces irakiennes ont fait usage de gaz toxiques
contre la petite ville de Halabja et ont tué plus de 6.000 hommes,
femmes et enfants. Les assassinats collectifs se sont ensuite
poursuivis malgré les protestations de l'opinion publique
internationale, et ce n'est qu'à la suite de l'intervention des forces
américaines, britanniques, néerlandaises et françaises au printemps
1991 qu'elles ont effectivement cessé, même si ce n'est que
provisoirement. Soulignons que les Turcs, qui ont autorisé
l'organisation de l'intervention alliée à partir de leur territoire,
ont accueilli des milliers de réfugiés kurdes en 1991, alors même que
la grande majorité de ceux qui ont cherché refuge en Turquie à la suite
des massacres de Halabja trois années auparavant sont restés dans des
camps entretenus par les Turcs et négligés par le reste du monde. Cette
année, les Iraniens ont, pour leur part, recueilli un nombre encore
plus élevé de réfugiés kurdes, de même que plusieurs centaines de
milliers de Chiites venus s'ajouter à la charge des nombreux réfugiés
afghans qui avaient fui l'agression soviétique puis la guerre civile
dans leur pays.
Certains journalistes ou autres visiteurs qui se
sont rendus en Irak depuis le cessez-le-feu intervenu au mois de mars
1991 ont pu se rendre compte de la cruauté épouvantable des crimes que
Saddam Hussein commet à grande échelle contre les Kurdes et d'autres
Irakiens, en particulier les Chiites du Sud du pays.
Il est nécessaire de dresser le triste catalogue des
atrocités commises pour prendre conscience de la nature du problème. Si
les Kurdes de Turquie, d'Iran et, dans une moindre mesure, de Syrie,
sont persécutés, il est clair que ceux d'Irak, compte tenu du passé du
régime baasiste, sont menacés de génocide. Aucun des Etats membres de
la Communauté européenne ne peut plaider l'ignorance. Au regard de la
défaite que les forces des Nations unies, sous la direction des
Américains, ont infligée à l'Irak, ainsi que des initiatives couronnées
de succès qui ont été prises pour protéger les Kurdes au printemps
1991, ils ne peuvent pas non plus plaider l'impuissance.
Comme nous l'avons déjà fait remarquer, il n'existe
pas de politique à même de résoudre le problème en créant un ou
plusieurs Etats kurdes. Cela étant, il est d'autant plus nécessaire de
protéger les Kurdes en tant qu'individus.
Pour les gouvernements des Douze, critiquer le
traitement réservé aux Kurdes par les gouvernements du Moyen-Orient
tout en refusant d'accueillir des réfugiés kurdes ou en expulsant
certains de ceux qui sont parvenus à l'Ouest, risque de conduire la
Communauté européenne à se voir taxer d'hypocrisie. De plus, une telle
politique ne peut manquer de faire naître le ressentiment des quelque
500.000 Kurdes déjà établis dans les Etats membres. Malheureusement, le
poids de la responsabilité historique fait également obstacle à la
faculté de certains pays européens de se pencher sur le problème kurde.
Depuis des générations, en effet, les rivalités allemandes, françaises
et britanniques ont empoisonné la situation au Moyen-Orient.
Le fait même que la société des Nations ait confié
le mandat sur l'Irak au gouvernement britannique a directement mêlé le
Royaume-Uni à la question kurde. Le désir de Londres de prendre le
contrôle des gisements de pétrole de Mossoul par l'intermédiaire du
gouvernement fantoche de Bagdad, a conduit les forces britanniques à
mater la rébellion kurde dans les années 20. A cette occasion, des gaz
toxiques ont été utilisés. Au début de cette même décennie, Paris a
autorisé les forces turques décidées à massacrer les Kurdes à passer
par les territoires sous contrôle français. A une date plus récente,
enfin, les gouvernements français ont largement contribué à armer
l'Irak.
Néanmoins, l'opposition de longue date des
gouvernements tant britannique que français aux ambitions turques au
Moyen-Orient, l'ingérence politique de la "Anglo-Iranian oil Company"
dans les affaires perses et, plus récemment, le rôle de la
Grande-Bretagne et de la France dans la guerre du Golfe, font que la
méfiance de leurs ennemis arabes, iraniens et turcs s'ajoutent aux
souvenirs amers que les Kurdes conservent de l'attitude de l'Occident.
Ajoutons que les gouvernements grecs successifs n'ont pas réussi à
accorder aux Turcs de la Thrace grecque les droits qu'Athènes réclame
d'Ankara pour les minorités de l'Anatolie. De ce fait, les Douze
doivent reconnaître qu'aucun effort déployé de leur part ne pourra être
considéré comme désintéressé par les parties concernées.
Il ne faut cependant pas non plus penser que
l'histoire passée ou contemporaine des Kurdes est sans taches. Ces
derniers ont en effet pris part au massacre des Arméniens pendant la
première guerre mondiale et ont, depuis lors, persécuté les Chrétiens
d'Assyrie. Le PKK (parti kurde des travailleurs) s'est pour sa part
rendu coupable d'un grand nombre de crimes de violence contre des Turcs
et, le 7 octobre 1991, un journaliste de l'agence Reuters a été témoin
du massacre, par des Kurdes, de 60 soldats irakiens non armés qui
étaient prisonniers à Sulayminah. L'armée de Saddam Hussein comporte en
outre des unités kurdes qui sont intervenues contre leur propre peuple.
Ces crimes ne changent cependant rien au fait que le
peuple kurde dans son ensemble est particulièrement vulnérable et
menacé.
Sachant qu'il est impossible d'accéder aux demandes
d'indépendance kurdes, il serait tout à fait irresponsable de la part
de la Communauté et de ses Etats membres d'encourager une telle
revendication. Cela condamnerait en effet les Kurdes à de nouveaux
actes de répression, ainsi qu'à une lutte souvent violente et
sanguinaire qu'ils ne seraient pas en mesure de remporter du fait de
leur nombre proportionnellement peu élevé, de leur isolement
géographique, de leur désunion culturelle, sociale et politique, ainsi
que de leur pauvreté. S'ajoute à cela que le soutien à la cause kurde
soulève l'irritation de certains pays avec lesquels une grande partie
du monde souhaite entretenir de bonnes relations en raison de
l'existence de leurs gisements de pétrole ainsi que de leur situation
géopolitique. L'ensemble de ces circonstances contraignent donc les
sympathisants des Kurdes et tous ceux que révolte la perspective de
nouveaux massacres à encourager des compromis, aussi difficiles
soient-ils à réaliser.
Il existe un certain espoir. En Turquie, le
Président Özal a annoncé que l'usage oral de la langue kurde allait
être autorisé, et il a cessé de prétendre que le problème kurde
n'existait pas. Alors que la répression militaire des guérilleros
kurdes du PKK par des attaques aériennes turques se poursuit et a même
été étendue au Nord de l'Irak, les violations des droits de l'homme
individuels par les forces de police et par l'armée semblent avoir
diminué, et les sentences capitales ne sont plus exécutées.
Malheureusement, dans la lutte qu'il mène pour instaurer un Etat
marxiste-léniniste indépendant, le PKK continue à terroriser ceux des
Kurdes qui ne sont pas disposés à leur apporter leur soutien.
La construction de barrages (Grand Projet de
l'Anatolie) qui permettront de fertiliser une importante partie de la
zone où les Kurdes de Turquie vivent depuis plusieurs générations,
soulève certes l'inquiétude des voisins méridionaux de cette dernière
en ce qui concerne leur approvisionnement en eau, mais montre au moins
qu'Ankara entend développer l'économie de ces régions et, ainsi,
décourager l'exode des Kurdes à l'étranger ou vers l'Ouest de la
Turquie. La détente intervenue dans les relations avec la plupart des
Etats qui ont succédé à l'Union soviétique à la suite de l'effondrement
du communisme, affaiblit la voix des militaires et, parallèlement,
permet aux alliés de la Turquie au sein de l'Alliance atlantique de se
sentir mieux à même d'exprimer des critiques. Le désir de la Turquie
d'entretenir de bonnes relations avec la Communauté européenne dans
l'espoir de voir sa demande d'adhésion aboutir, offre d'autres moyens
de pression sur Ankara pour obtenir le respect des droits de l'homme.
Il est indubitable que c'est en raison même de cette situation que les
Turcs ont autorisé l'utilisation de leur territoire comme base de
l'intervention occidentale entreprise pour sauver les Kurdes irakiens
et ont autorisé des milliers de réfugiés kurdes à entrer sur leur
territoire.
Ces espoirs pourraient cependant très bien être
anéantis. En effet, le jeu de la démocratie en Turquie ne favorise pas
nécessairement une politique libérale à l'égard des Kurdes, sachant que
la gauche aussi bien que la droite reprochent au Président Özal d'avoir
assoupli les mesures de répression instaurées contre les Kurdes. Alors
que, dans le programme du gouvernement de coalition formé par le Parti
de la Juste Voie (DYP) et le Parti social-démocrate populiste (SHP) à
la suite des élections du mois d'octobre 1991, il est précisé que la
culture nationale turque "est enrichie par les différences de langue,
de religion et d'origine", les Kurdes ne sont cependant pas directement
mentionnés.
En Iran, les espoirs sont encore plus minces. Alors
que le fanatisme islamique s'est quelque peu modéré et que le
gouvernement et le peuple iraniens ont accueilli des réfugiés kurdes
fuyant les massacres de Saddam Hussein, il existe peu de ces signes de
démocratisation sans lesquels individus et minorités resteront toujours
exposés à une hystérie officiellement encouragée. Il est un fait que,
récemment, Téhéran a renforcé ses liens avec Pékin, ce qui ne laisse
rien augurer de bon pour les droits de l'homme. De plus, la peine de
mort continue à être appliquée contre toute personne accusée
d'hostilité au régime iranien.
Les Douze possèdent peu de moyens d'influence, si ce
n'est par le biais des investissements nécessaires à l'Iran pour
reconstruire son économie ruinée par la guerre.
Les Kurdes de Syrie sont mieux protégés, même si
cela n'est peut-être que provisoire. Dans le contexte des négociations
de paix au Moyen-Orient qui ont débuté avec la conférence de Madrid, le
30 octobre 1991, le gouvernement syrien est sous le regard de
l'ensemble du monde. En effet, il cherche à se présenter comme le
défenseur des opprimés malgré les actes de torture, de terrorisme et de
persécution des minorités qui sont observés dans ce pays. Alors qu'il
n'existe aucun signe montrant que le caractère fondamental du régime du
Président Assad a évolué ou est susceptible de le faire, il est bien
évident que se laisser aller à la persécution des Kurdes ne
favoriserait pas sa propagande. En outre, aussi longtemps qu'il
demeurera l'âpre adversaire de Saddam Hussein, le dictateur syrien
souhaitera sans aucun doute entretenir des relations correctes avec
l'ensemble des Kurdes.
C'est en Irak que les problèmes les plus graves et
les plus urgents se posent. Il est peu probable que les gouvernements
occidentaux se sentent disposés à renouveler l'intervention couronnée
de succès qu'ils avaient entreprise en faveur des Kurdes au printemps
1991. Après leur retrait du Nord de l'Irak, les forces alliées sont à
nouveau toutes en Turquie. Les termes de l'accord sur la base duquel
elles se sont retirées ont laissé le champ largement ouvert à de
nouveaux crimes contre les Kurdes. Les rigueurs de l'hiver ont chassé
des milliers de Kurdes dans les vallées où ils sont beaucoup plus
vulnérables à une attaque. Saddam Hussein, qui a personnellement
échappé aux conséquences de sa défaite dans la guerre du Golfe, domine
à nouveau la majeure partie de l'Irak et l'appareil qui lui permet de
faire régner la terreur à l'intérieur de son pays, sinon de mener une
agression extérieure, est intact.
Si l'Occident en général ou les Douze en particulier
souhaitent venir en aide aux Kurdes, ils devront définir une politique
à même d'empêcher Saddam Hussein de reprendre ses massacres collectifs
ainsi que se donner les moyens de la mettre en oeuvre. Toutes les
garanties que ce dernier peut être prêt à signer avec des dirigeants
kurdes en Irak resteront sans valeur à moins que l'Occident ne soit
disposé à recourir à des sanctions pour obtenir leur application.
Sous l'égide des Nations unies, la plupart des Etats
membres de la Communauté européenne se sont montrés disposés à soutenir
l'action lancée contre l'envahisseur du Koweït. Est-ce que le "devoir
d'intervention" proclamé par M. Dumas s'étendra à la protection des
Kurdes d'Irak contre le risque de génocide au-delà du printemps de 1991
lorsque les télévisions du monde occidental ont exposé le drame de leur
situation?